Mme Lotta va venir.
Phrase magique qui, à elle seule, insuffle à toute la maisonnée une nouvelle vigueur.
Dans les classes on s'affaire ; le cadeau prévu n'est pas terminé.
Dans les dortoirs, dans les escaliers, l'aspirateur explore les plus inaccessibles recoins.
Le car, briqué, astiqué devient miroir.
A la cuisine on se questionne, on fait assaut de « bonnes idées », sans oublier la traditionnelle escalope, le traditionnel « Fontainebleau » que, chaque année, Mme Lotta voit traditionnellement fleurir sur sa table. Notre cuisinière escamote l'ail, source de déplaisirs pour notre Amie : la bonne cuisine française doit nous aider à honorer notre hôte.
Puis un certain malaise se fait jour à la cuisine. Mécontentement ? ahurissement ? révolte ?
Des « ce n'est pas possible », « on n'a jamais vu cela », « c'est un scandale » se font écho.
Et Mme Lotta arrive.
Comme tous les ans, escortée d'un groupe d'enfants, accueillie par toute la Maison, elle gravit les marches du perron, souriante malgré sa fatigue.
Les uns la retrouvent, immuable depuis 20 ans, le même sourire, la même bonté dans le regard, les mêmes gestes simples et amicaux, le même uniforme .
Les autres la découvrent. « Mme Lotta » qui jusqu'à ce jour était un nom, un mythe, devient femme. Une femme qui leur tend la main, qui leur parle et leur sourit. Et son pouvoir est tel que tout de suite, ils l'adoptent, ils l'aiment.
La table en « fer à cheval » est dressée au milieu de la salle à manger. Nappe blanche
fleurs
décor de céramique...
Chants des Petits et orchestre de flûtes ouvrent le temps du repas. Les enfants, les adultes cherchent leur place, la faim à cette heure tardive, les fait rêver de plats de fête, riches et succulents !
Et sur la table apparaît le RIZ.
Nos cuisinières un peu honteuses, inquiètes pour leur réputation de parfaits cordons bleus, ont eu à cœur de le faire très bon, car elles savent, depuis deux jours, qu'il sera notre hors-d'œuvre, notre plat de résistance, notre dessert...
La déception se devine, le mécontentement couve, l'appétit attaque... murmures, sourires forcés. Ce n'est qu'un jeu sans doute, une plaisanterie !
...le rôti va venir...
Espoir! Attente! Rien...
Rien que le riz.
Linogravure
Et Mme Lotta parle...
Elle dit ses scrupules, sa honte, sa peine de manger par gourmandise, au delà de sa faim, tandis que des millions de gens, des millions d'enfants ne peuvent manger suffisamment pour vivre. Elle voudrait que chacun de nous prenne conscience, que chacun se rende compte de ce que représente ce « bol de riz » qui, pour ces millions d'êtres humains, n'est pas même quotidien.
Elle a exprimé le désir (à la Maison de Sèvres, les désirs de Mme Lotta ne sont-ils pas des ordres ?) qu'au moins une fois, nous partagions, ensemble, un repas symbolique qui nous oblige à avoir une pensée pour ceux qui souffrent, qui nous oblige à réfléchir.
Mme Lotta a parlé.
Les sourires ironiques ont disparu. Les visages sont devenus graves, un sentiment de culpabilité envahit tous les convives, mais aussi un désir de faire quelque chose.
Merci Mme Lotta d'avoir su, en suggérant ce geste symbolique, sensibiliser adultes et en- fants à un problème qui vous tient tant à cœur.
Merci, même si cette pensée, dans ce monde tumultueux où nous vivons, ne doit être qu'éphémère, car elle sera longtemps encore, nous en sommes certains, une base, une référence... « le bol de riz » que les jeunes et les moins jeunes ne sont pas prêts d'oublier.
L'Aide à la Maison de Sèvres - L'Unitarian Service Comittee of Canada (texte de Goéland extrait d'un projet d'ouvrage sur la Maison)
Un texte extrait de l'ouvrage de Clyde Sanger " Lotta " (en anglais) USC ed. 1985.