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Document : Rue Amelot

J. Jacoubovitch

Traduit du yiddish par Gabrielle Jacoubovitch-Bouhana

Chapître IV - Modification dans la structure de "Rue Amelot"

La première fêlure - Il est certain que, chronologiquement, notre comité fut, en France, la première organisation de résistance à s'être constituée. Créée au cours d'un des moments les plus tragiques de l'histoire du peuple juif, elle s'est efforcée de résister avec vigueur aux attaques dont était victime l'Europe entière. Elle s'efforçait d'atténuer les coups que l'ennemi voulait donner au peuple juif. Bien entendu la composition de notre organisation en a souffert. "Rue Amelot" enregistrait, quelques mois après sa création, sa première fêlure. Elle était liée aux fortes discussions au sein de notre comité au sujet de la création d'un Judenrat. La mainmise des Allemands sur le Comité de Coordination s'était répercutée défavorablement sur la structure de notre comité.

En avril 1941, la cantine du Bund s'était retirée après la décision prise d'obéir d'une certaine façon à Marcel Sachs. Cependant, son délégué, M. Dobin continua à assister à toutes les réunions en qualité d'observateur. Le Comité de la Colonie Scolaire - nom sous lequel était enregistré notre comité au sein du Comité de Coordination - décida de démissionner de cette organisation. Ce ne put être fait à ce moment. On décida de transférer ailleurs le siège de "Rue Amelot".

Le comité de communication - Le transfert entraîna un premier changement dans la structure de notre comité (avril 1941). Jusqu'à présent nous fonctionnions sur la base de décisions prises en assemblée plénières et engageant toutes les organisations adhérentes. Ceci fut annulé et remplacé par un Comité de communication qui ne s'occupait que des aides matérielles. En mai 1941, le siège a été déplacé au dispensaire Tiomkine. Notre activité a pris un caractère absolument secret car nous ne faisions plus aucune demande d'aide.

Après l’arrestation de Rappoport - Il nous fallait, cependant, nous rencontrer pour discuter de la politique à suivre et des problèmes d'organisation. On décida que cela se ferait tous les vendredis au cours d'un repas dans la cantine de la fédération. Sous la présidence de M. Alpérine nous discutions des questions d'actualité. Bien qu'il ne s'agisse que d'échanges d'idées on tint à ce que cela se traduise par un acte politique. Au cours d'un repas alors que les discussions allaient bon train sur l'état d'esprit qui régnait dans la population juive, nous prîmes la décision de faire paraître un journal clandestin. Glaeser, Shapiro et Jacoubovitch entreprirent de mettre sur pied une imprimerie clandestine. Cela prenait beaucoup de temps et les repas hebdomadaires n'ayant plus lieu, le projet fut abandonné.

Dès le mois de mai 1941, notre comité dut faire face à des coups de plus en plus durs mais à chaque fois il s'est adapté à la situation nouvelle.

Lorsque commencèrent les internements des Juifs polonais en mai 1941, plusieurs amis proches, parmi lesquels Kramarz durent quitter Paris. Les besoins d'argent augmentant, Grinberg fut chargé de passer en zone libre pour s'entendre avec les amis de la Fédération. Puis, suivant les instructions reçues de Paris, il poursuivit son activité en zone libre auprès de la Fédération et de l'ORT.

Le 27 juin 1941, Alpérine fut interné à Compiègne en qualité de citoyen russe. Le 28 juin, Mme Ika fut arrêtée. En août 1941, Kivahiko fut obligé de quitter Paris. Peu après, Glaeser, recherché par la gendarmerie allemande, dut quitter la zone occupée. Il ne restait plus que fort peu de convives aux déjeuners qui furent bientôt abandonnés.

De nouvelles tristesses - Le docteur Bantchewski et Grinberg poursuivirent leur activité en zone libre au sein du Comité de Coordination de la Fédération des sociétés juives de France. Ils participèrent, par la suite à la constitution, puis à l'activité du Comité général de défense. Bantchewski fut arrêté à Marseille et disparut dans un camp. Glaeser a été arrêté à Lyon en 1944 et fusillé en juin 1944 à Rillieux-le-pape. Lorsque l'on constata qu'à la suite de notre démission du Comité de Coordination il n'y eut pas de retombée tragique, notre siège fut transféré à nouveau dans le local de la Colonie Scolaire. Les activités de secours reprirent comme par le passé sous le couvert du dispensaire La mère et l'enfant.

Nouvelles pertes - Le Comité de communication ne se réunissait pas souvent. Entretemps les affaires courantes étaient traitées par une commission créée spontanément. Elle comprenait le journaliste Kremer, Charavner (de la Colonie Scolaire), Jacoubovitch et Rappoport. Cette commission n'avait en fait qu'un rôle de ratification face à Rappoport qui prenait tout seul les dispositions nécessaires. Mais, même cette forme de fonctionnement s'est désagrégée au cours des événements de 1942.

Les dirigeants du Bund et du Poale Sion avaient refusé de bénéficier de la carte de légitimité accordée par l'UGIF aux membres de notre comité. Cela entraîna la mort de deux membres importants du Comité de communication: Tobcia continuait à s'occuper de la cantine du Poale Sion de gauche sans tenir compte de la situation illégale, Elle fut arrêtée sur les lieux de son activité. Dobin pendant un certain temps ne fut pas arrêté en raison de son grand âge. Mais les Allemands décidèrent d'interner les personnes de plus de 60 ans. Kremer et Charavner ont été arrêtés en traversant la ligne de démarcation. Shapiro a été interné en qualité de citoyen américain. Ainsi, en novembre 1942 il ne restait plus que Rappoport et Jacoubovitch qui décidèrent, le mois suivant, de demander à A. Alpérine de les rejoindre. Ce qu'il accepta. Le Comité composé de ces trois personnes se réunissait toutes les semaines pour prendre en commun les décisions sur les questions importantes.

En mai 1943, Jacoubovitch quitta Paris et s'établit dans l'Isère, en zone d'occupation italienne. Il participa à l'activité du Comité de Coordination puis à celle du Comité général de défense.

Arrestation de Rappoport - Le 1er juin 1943, Rappoport fut arrêté par la police secrète allemande dans son bureau de la Rue Amelot. Il avait été dénoncé comme fabriquant de faux documents. Il est évident que cette dénonciation a été faite par quelqu'un qui connaissait bien les lieux. Les agents de la Gestapo venaient chercher Rappoport et son lieutenant Jacoubovitch. Le bureau de ce dernier était occupé par Musnik (le père d'un membre de l'UGIF) qui fut arrêté. Les Allemands connaissaient donc exactement les 'places occupées par les collaborateurs de notre comité. Personne d'autre ne fut arrêté et Musnik, fort heureusement, fut relâché.

Au même moment, les Allemands procédaient à l'arrestation de David Oks dans le local du Yddische vinkl. Il s'y occupait de la cantine, David Oks travaillait activement, avec Rappoport, à la fabrication de faux papiers. Il disparut dans un camp allemand. Le Commissariat aux Questions juives était déjà bien informé sur l'activité de notre comité. On en eut la preuve par la suite. Le Centre de Documentation Juive Contemporaine possède un document trouvé dans les archives du Commissariat, qui le prouve. Rappoport resta un certain temps dans la forteresse de Romainville. Transféré à Drancy, il fut déporté ensuite à Auschwitz où il est mort le 1er juillet 1944. C'est à la suite de cette dénonciation que Vichy et les Allemands découvrirent que "Rue Amelot" n'adhérait pas à l'UGIF. Le Commissariat aux Questions juives publia alors un décret transférant à cet organisme la responsabilité de la Colonie Scolaire, de l'orphelinat de La Varenne et des quatre cantines.

Après l’arrestation de Rappoport - L'arrestation de Rappoport et l'annexion par l'UGIF de nos institutions furent un coup dur mais pas mortel. Comme à chaque fois, le travail des amis disparus fut repris par ceux qui restaient. Sous la merveilleuse direction d'Alpérine, l'activité de notre comité s'est poursuivie jusqu'à la Libération. Ceci a été rendu possible grâce à la collaboration des membres de la Colonie Scolaire : Byl, le docteur et Mme Youchnovetzki, Zahar Salomon ainsi que Koulich et son épouse. Le 23 juin 1944, Byl a été arrêté par des agents de la police française. Il avait sur lui un certain nombre de cartes d'alimentation. Il réussit à convaincre les policiers de la Préfecture qu'il agissait en tant que résistant. Ne pouvant le libérer il fut emprisonné jusqu'à la Libération à la prison de la Santé au lieu d'être envoyé à Drancy.

Le petit groupe d'amis restant a su, dans les conditions les plus difficiles et les plus tragiques maintenir le drapeau de la première organisation de résistance en France et a vaillamment conservé l'esprit qui animait "Rue Amelot". Ils ne tenaient pas compte qu'officiellement notre comité était absorbé par l'UGIF. Ils ont continué à tenir en main les véritables rênes conservant ainsi jusqu'à la fin l'esprit qui animait ses dirigeants : Dévouement sans limites aux peuple juif ; Résistance à l'ennemi ; Protection de l'intégrité et de la moralité des institutions juives.

Chapître V - L'activité de bienfaisance de "Rue Amelot"

Le financement - Comme indiqué précédemment, au début de son activité notre comité ne possédait aucun moyen financier. Le chèque laissé par la Fédération avant son évacuation a pu, finalement, être encaissé, mais cet argent n'a pas duré longtemps.

Dès qu'elles ont été autorisées, nous avons procédé à des collectes auprès de la population locale. Aussitôt après l'armistice des commerçants et des industriels sont revenus à Paris. Ils avaient le secret espoir de pouvoir liquider leurs affaires. Leur présence à Paris était de durée très variable. Les dirigeants de notre comité ne réussissaient pas toujours à les contacter. En fin de compte, on réussit en octobre 1940 à convaincre certains commerçants, tels Burah et Beilin. Le retour, la même année du docteur Bantchewski a également dans une certaine mesure, facilité les collectes d'argent. Mais, en général, les résultats étaient très faibles et démoralisaient les dirigeants du comité.

On pensait que les Juifs aisés comprendraient facilement la tragique situation de la population juive forcée de rester entre les griffes des nazis. On espérait qu'ils ouvriraient largement leurs mains pour aider la seule organisation centralisée qui s'efforçait de soulager les souffrances du plus grand nombre possible de personnes, La vérité m'oblige à dire que nous avons été incapables de leur faire comprendre où était leur devoir.

Jusqu'en été 1941, les collectes permanentes rapportaient environ 150 000 F par mois. Ensuite elles sont retombées, mensuellement à 15/20 000 F. Les dons sont devenus de plus en plus aléatoires lorsque les persécutions ont commencé à se faire fortement sentir. En même temps notre comité demandait de l'aide en zone libre, à la Fédération. Ces appels sont restés sans effet. En août 1940, la formidable Mme Dinah, du Bund, membre du Comité, est secrètement partie en zone libre pour se mettre en rapport avec les représentants du Joint. Le directeur, Katzkin, grâce à cette intervention, nous a alloué un premier subside de 180 000 F. A partir de novembre de la même année, par l'entremise des Quakers américains, le Joint fit parvenir, mensuellement, la somme de 150 000 F. Plus tard la Fédération, de son côté finança notre comité avec des montants qui atteignaient en 1944 jusqu'à 600 000 F par mois.

Activité culturelle - La section SS aux "questions juives" n'était pas opposée à une activité culturelle juive. Les "Schutzführer" ont même rédigé une proclamation demandant aux Juifs d'avoir une telle activité, mais avec leur autorisation et sous leur contrôle. Il n'était pas question pour notre comité d'avoir la moindre activité surveillée par l'occupant. Il est bien évident qu'avec les conditions de l'époque, on ne pouvait envisager d'activités permanentes. Cependant, durant toute la durée de l'occupation, les institutions constituant "Rue Amelot" eurent des activités culturelles et spirituelles.

Les cantines de la rue Richer et de la rue Elzévir organisaient à chaque Pessah un repas collectif. Une grande foule y participait. A partir de 1942, ces repas eurent lieu avant la tombée de la nuit car les Juifs n'avaient pas le droit de quitter leur appartement après 20 heures. Ces rassemblements avaient également lieu pour d'autres fêtes: ils constituaient un symbole. Le Bund, pour sa part, organisait des discussions sociales ou politiques dans le local de la cantine de la rue Vieille du Temple. Elles n'étaient pas moins symboliques. De son côté, mais moins souvent, le Poale sion de gauche organisait de semblables réunions dans sa cantine de la rue Beranger. Le 19 mai 1941, le Bund organisa dans sa cantine une commémoration à laquelle assistèrent plus de 150 personnes. Il en fut de même pour commémorer l'anniversaire des martyrs juifs polonais.

Cette même année, la Colonie Scolaire organisa un séjour d'été pour 100 enfants, poursuivant ainsi son activité d'avant la guerre. Les dirigeants de la Colonie Scolaire avaient pensé profiter de ces séjours pour transmettre, comme à l'accoutumée, une éducation juive aux enfants. Malheureusement il ne fut pas possible de regrouper tous les enfants en un même lieu. Le projet n'a pu qu'être partiellement réalisé à Vigneux.

Les écoles complémentaires, qui fonctionnaient dans chaque cantine, ont joué un rôle très important. C'était le Yddische vinkl qui s'en chargeait, sous le couvert de la Colonie Scolaire. Elles ont fonctionné jusqu'à la fin de 1942 et ont eu une influence considérable sur les enfants [5].

Aide sociale : les cantines populaires - La première année, les cantines fournissaient l'essentiel de l'aide: plus de 1 000 repas quotidiens gratuits ou bon marché (3 F). Mais leur rôle social était bien plus grand. C'était le seul endroit où la communauté juive pouvait se rassembler, où l'on pouvait rencontrer ses amis, discuter avec des inconnus. La sensation de solitude, fortement ressentie, s'atténuait un peu. Le problème résidait dans le nombre restreint de points de rencontre. Les directeurs des cantines avaient une forte influence sur leurs clients, elle était même colossale. Ils étaient réconfortés et ressentaient que l'on s'occupait d'eux matériellement et moralement. Par ailleurs, ces mêmes directeurs avaient la possibilité de connaître les peines d'un grand nombre de familles. Ils signalaient à notre comité ceux qui avaient le plus besoin d'aide. Les cantines tenaient également une grande place dans le cadre des activités associatives car elles étaient un lieu de rencontre. Les premiers temps, l'existence de notre comité était tenue secrète. Officiellement, il n'y avait dans le local qu'un dispensaire et un vestiaire. Le public lui ne connaissait que les cantines. Ceux qui s'intéressaient à des activités associatives y trouvaient une compensation. Les cantines ont ainsi poursuivi leur activité jusqu'à la libération de Paris, dans des conditions particulièrement difficiles. Les animateurs savaient que pour la majorité des consommateurs le repas qu'on leur servait constituait le principal, sinon l'unique repas de la journée. On ne pouvait se permettre la moindre augmentation des prix, ni le moindre gaspillage des aliments fournis par la Préfecture de la Seine. Ils étaient les mêmes que ceux livrés à la cantine du Secours national.

Les directeurs trouvaient des moyens géniaux, parfois dangereux, pour obtenir suffisamment de bonne nourriture. Ils veillaient avec un soin fraternel à ce que "leurs frères et sœurs" soient physiquement à même de supporter les contraintes. Dans la zone occupée, ces contraintes étaient sans commune mesure avec celles de la zone libre.

Les cantines du Bund et du Poale sion de gauche étaient dirigées par des commissions composées de membres du parti. Mais, au fur à mesure des arrestations, le nombre des militants diminuait. Les responsabilités des dirigeants augmentaient. Mmc Ika qui s'occupait de la cantine du Bund était une vraie mère pour ses consommateurs. Elle avait sur eux une fantastique influence. La cantine était un vrai "chez soi". Après son arrestation, cette tâche est revenue à M. Nathan qui, jusque-là remplissait la fonction d'économe. Avec un grand soin, il a su sauvegarder l'esprit de Mme Ika. Il était aimé de tous. A la suite des nombreuses arrestations et des départs vers la zone libre, Hil Najman fut le dernier militant resté à Paris. Sans tenir compte de son mauvais état de santé ni de son séjour illégal à Paris, il a pris en charge, jusqu'à la Libération tous les soucis de la cantine.

Mme Tobcia, techniquement secondée par David Oks, s'occupait de la cantine Poale sion de gauche. Elle avait su créer en ce lieu, une ambiance familiale. Grâce à sa force de caractère elle redonnait courage aux consommateurs. Ils voyaient en elle un guide vers le combat plutôt qu'une animatrice de cantine. Après l'arrestation du responsable de la cantine du Yddsche vinkl, David Oks en prit la direction. En septembre 1942, Mme Tobcia fut arrêtée à son tour. Le secrétariat de notre comité, contrôlé par quelques membres du parti illégalement encore sur place, prit en charge cette cantine. A la demande des camarades du parti qui se trouvaient en zone libre, elle fut fermée au cours des premiers mois de 1943. "Rue Amelot" continua à payer le local qui était devenu un symbole politique.

Schulman s'occupait de la cantine du Yddische vinkl, sous la surveillance d'un Comité de membres restés à Paris : Mme et M. Shapiro, Mme et M. Kouliche, Mme Glaeser, auprès de qui se tenait également Zahar Salomon. Cette cantine conservait son ambiance intellectuelle. Le nombre de personnes en activité ne faisait que diminuer. Mme Glaeser avait quitté Paris en mai 1942. Schulman fut arrêté en 1942, Shapiro interné le 15 avril 1942 en sa qualité de citoyen sud-américain. Mme et M. Kouliche ont fini par s'occuper pratiquement seuls de la cantine. Après l'arrestation de David Oks (juin 1943), ils en ont eu l'entière responsabilité. Ils s'en sont occupés avec un extraordinaire dévouement jusqu'à la libération de Paris. Kourtzberg s'occupait de la cantine de la Rue Elzevir. Elle s'adressait à une catégorie très particulière de consommateurs: principalement des vieillards. Ce responsable expérimenté avait envers eux le langage qu'il fallait. Il n'y avait aucun comité.

Lors de la constitution de notre comité "Rue Amelot", le Poale Sion était absent. En juillet 1940, Monsieur Zimmerman émit le vœu que son parti y soit représenté. C'était oublier le principe que seules les personnes physiques pouvaient y être représentées. Aucun parti politique ne pouvait en être membre. Les nouveaux postulants ne pouvaient exercer leur action qu'au travers d'une des institutions membres. Zimmerman aidé de Kremer a créé son propre comité pour la cantine. C'était en accord avec des camarades de son parti, dont David Rappoport, de retour à Paris. Encore une fois au fur à mesure des arrestations et des départs, le Comité disparut. Kourtzberg s'est retrouvé seul responsable de la cantine jusqu'à la libération de Paris. La majorité du personnel des cantines était composée d'étrangers qui risquaient l'arrestation à tout instant. Les cantines ont été investies plusieurs fois par les policiers et certains consommateurs arrêtés. Malgré tout la fréquentation ne diminuait que fort lentement. C'est bien la preuve que de très nombreux nécessiteux n'avaient aucune autre possibilité de se nourrir. Un grand nombre de Juifs cachés bénéficiaient également des repas des cantines. C'était grâce à un ami ou un voisin qui le leur apportait. Le personnel des cantines avait la sensation de remplir un devoir sacré. Ils restaient à leur poste sans tenir compte des dangers encourus.

Les premières aides fournies par rue Amelot - Grâce aux informations fournies par les directeurs des cantines, notre comité pouvait organiser rationnellement et efficacement son activité. Compte tenu de ses faibles moyens, il a en premier lieu concentré son activité sur l'aide aux enfants. Nous leur avons d'abord distribué des produits alimentaires et des vêtements que possédait la Colonie Scolaire. Ensuite, notre comité bénéficia de l'aide et de la collaboration que les Quakers lui apportèrent tout au long de l'Occupation. On alloua une somme de 10 000 F à Mme Youchnovetzki qui fut chargé d'organiser cette aide. En août, grâce à l'aide du professeur Minkowski, le champ d'action s'élargit. Il montra une grande compréhension pour l'activité et l'esprit qui animait la Rue Amelot. Ayant reçu d'importantes ressources de l'OSE, il les a mises à notre disposition (Organisation d'aide à l'enfance). Nous avons pu créer un service d'aide sociale, sous la direction de M. Byl et avec la participation de Mmes Youchnovetzki et Averbouh, assistante sociale de l'OSE. Cette organisation n'a repris sa propre activité à Paris que lorsqu'elle reçut de plus importants subsides de sa centrale. Mais le professeur Minkowski est resté attaché à notre comité. Il a continué à prendre part à toutes les décisions importantes. Il s'est également occupé de trouver des solutions à tous les problèmes importants qui se posaient à nous. Avec les premières sommes collectées, en octobre 1940, les' activités d'aide sociale se sont élargies en faveur des adultes. Mme Doubine en eut la charge et il lui fut alloué un budget mensuel allant de 25 000 F à 50 000 F.

Émigrations - A la suite des informations fournies par les cantines, il s'est avéré qu'un certain nombre de personnes pouvait émigrer, En novembre 1940, M. Kramarz du HICEM a pris cette tâche en charge. Son expérience dans ce domaine a été très efficace. Il s'est immédiatement mis en rapport avec les consulats d'un grand nombre de pays qui l'ont tous assuré de leurs concours.

De nombreuses personnes, originaires principalement d'Allemagne, avaient la possibilité d'obtenir les visas d'entrée dans différents pays du continent américain. Des familles, installées depuis plus longtemps, espéraient également pouvoir le faire. Le service d'émigration de la "Rue Amelot" s'efforçait de régler ces problèmes. M. Kramarz déployait une activité fiévreuse. Certaines personnes n'étaient pas en possession de tous les documents nécessaires à l'obtention du visa et il fallait se mettre en rapport avec leur pays d'origine. Il était impossible de correspondre, à partir de la zone occupée, avec les pays neutres, Nous nous sommes mis en rapport avec le Reichsvereininung des Juifs en Allemagne, sans grand résultat. Nous recevions peu de réponses à nos lettres.

Certaines personnes séjournant dans des pays d'Amérique du Sud en avaient acquis la nationalité. Elles désiraient étendre ce privilège à leur femme et à leurs enfants restés à Paris. Malheureusement, des personnes qui avaient reçu leurs visas se trouvaient déjà dans des camps de concentration. Comme toujours, nous avions de gros besoins d'argent, principalement pour couvrir les frais de voyage des émigrants. Kramaz lança un appel vers la zone libre, sans résultats. Notre comité décida, malgré tout, de poursuivre l'activité du service. Les consulats nous ont, dans tous les cas, considérablement aidés [6], Un certain nombre de personnes purent partir immédiatement. Notre comité les transféra en zone libre d'où certaines purent partir et être ainsi épargnées,

L'Union Soviétique annexa la Lituanie et les Pays Baltes. "Rue Amelot" aida les citoyens de ces pays à obtenir des visas auprès de l'ambassade d'URSS et leur facilita le retour au pays. Le transfert en zone libre a pu se faire grâce à l'aide d'organisations non-juives : Croix-Rouge française, Comité d'aide à l'enfance, Office social pour l'émigration, et les Quakers.

Conseil juridique - Un grand nombre de Juifs étrangers se heurtaient à des difficultés administratives afin d'obtenir un permis de séjour ou pour régulariser des négligences du temps de paix. Ces situations pouvaient être dangereuses sous l'Occupation. Nous avons créé un service juridique confié à la responsabilité des avocats Glaezer et Rainovitch. Ils réussirent à résoudre un grand nombre de problèmes. Ce conseil juridique fonctionna jusqu'au départ de Glaeser en août 1941.

Soutien à d’autres institutions - Notre comité aidait d'autres institutions quand il était possible de les remettre en route. Dès la réouverture du dispensaire de la rue de Turenne, l'exécutif de "Rue Amelot" proposa à la direction de rejoindre les organisations membres avec les mêmes droits et devoirs. Les négociations se prolongèrent jusqu'au mois de décembre 1940. Le Comité du dispensaire exigea d'être représenté, non seulement dans l'assemblée plénière, mais également dans l'exécutif. Aucune organisation n'étant représentée dans l'exécutif, seules avaient place des personnes physiques, il ne pouvait en être question. On proposa au dispensaire de demander de nouvelles élections à l'exécutif après son adhésion. Cette proposition ne fut pas acceptée et les négociations furent rompues.

En août 1940, le docteur Moldavski, décida de rouvrir le dispensaire Tiomkine. Aucun membre du comité ne se trouvant à Paris, "Rue Amelot" facilita la remise en route du dispensaire par une subvention mensuelle de 3 000 F. Notre comité couvrit ainsi les frais de fonctionnement jusqu'à la Libération. Il en fut de même avec l'orphelinat de La Varenne. Lorsqu'en mai 1941, les derniers membres de cette institution eurent quitté la zone occupée, notre comité donna les pleins pouvoirs à la Colonie Scolaire pour s'en occuper. Kouliche fut nommé administrateur. Il apporta beaucoup d'amélioration dans l'établissement.

Sous la direction de David Rappoport - En avril 1941, le Comité directeur de "Rue Amelot" subit une petite modification qui entraîna toutefois une formidable évolution dans le rythme des secours et eut une influence importante sur les activités associatives dans leur ensemble: Jacoubovitch démissionna de son poste de secrétaire général en faveur de David Rappoport.

Le caractère dynamique du nouveau secrétaire, son énorme esprit d'initiative, son habilité à se mouvoir dans ces moments difficiles, ses idées géniales, son obstination, ont permis à notre comité de devenir un centre de résistance encore plus grand et d'être le pilier nécessaire à la population juive que nous savions vouée à la persécution. Sa personnalité était bien connue de tous les membres de la Colonie Scolaire, cependant sa première initiative dans un problème plutôt secondaire surprit tout le monde. Elle n'est relatée ici qu'en tant que témoignage de second ordre. Il n'y avait pas encore dans la région parisienne de camp spécifique pour les Juifs. Le camp de Drancy existait déjà en février 1941, mais il n'était pas réservé aux Juifs.

Le centre d'accueil "La caserne des Tourelles" [7] présentait en fait toutes les caractéristiques d'un camp d'internement. Il s'y trouvait principalement des personnes dont les permis de séjour n'étaient pas en règle. Parmi elles une vingtaine de Juifs, "Rue Amelot" s'occupa de ce centre dès qu'il en eut connaissance. Le directeur reçut une de nos assistantes sociales et se déclara prêt à collaborer. Il y avait un besoin urgent de nourriture, mais ni le directeur, ni notre comité ne trouvait de solution. En raison du règlement instauré dans le camp, l'argent n'était pas de grande utilité et notre comité en possédait fort peu, Les restrictions ne permettaient pas la fourniture d'aliments et de toute façon il n'y avait rien pour les cuisiner.

Dès son accession au poste de secrétaire général, Rappoport trouva la solution : il ordonna à une des cantines de préparer des repas chauds et de bien emballer les récipients. Ainsi la nourriture est parvenue chaude auprès des prisonniers qui se sont tous régalés, On faisait, bien entendu, parvenir suffisamment de nourriture pour qu'il en soit distribué à tous. Cette initiative, somme toute banale, caractérise bien l'ingéniosité de cet homme. Son nom est devenu par la suite légendaire auprès de tous ceux qui souffraient, ainsi que dans tous les camps d'internement en zone occupée. Grâce à lui, notre comité est devenu une arme merveilleuse au service de population persécutée en France.

Les camps de concentration en province - Lorsque nous avons eu connaissance des camps de concentration en province, nous nous doutions bien qu'il ne s'agissait que d'un début. La première information concernait Monts près de Tours. Il y avait un groupe d'environ 400 réfugiés juifs. Après avoir passé la ligne, ils s'étaient installés à Bordeaux. L'armée d'occupation avait donné l'ordre de les arrêter. Leur situation était particulière: ils n'étaient pas considérés comme des prisonniers; mais comme des fugitifs et on leur appliquait un régime d'internement. Les adultes, les adolescents, les enfants, vivaient tous ensemble dans des baraquements: les petits sans soins, les grands sans occupation.

Aussitôt réglé le problème des Tourelles l'assistante sociale, Mme Averbouh fut délégué à Monts, en avril 1941. Elle devait s'occuper du cas des internés, obtenir de l'occupant toutes les améliorations possibles et présenter à "Rue Amelot" des propositions afin d'aider les prisonniers. (A cette époque, les Juifs pouvaient encore circuler librement).

De ce rapport il ressortait que le camp avait besoin d'une aide sociale: soins pour les enfants, occupation pour les adolescents, nécessité d'isoler les petits des adultes, création d'une bibliothèque, surveillance médicale, etc. Le rabbin Bloch réussit à créer un Comitéd'aide pour le camp et des aides pécuniaires purent être réalisées. Ce fut le seul camp ou un tel comité put être établi. L'assistante sociale et le rabbin Bloch s'étaient fixé comme but la libération des internés. Il apparaissait, en effet, qu'ils avaient été arrêtés à la suite d'un malentendu. Madame Valensi qui s'intéressait au service social de notre comité fut immédiatement déléguée auprès du camp. Elle avait des méthodes très efficaces pour les internés en général. A Monts, elle a rapidement obtenu quelques réformes.

Notre comité n'apparaissait toujours que sous le couvert du dispensaire La mère et l'enfant, appartenant à la Colonie Scolaire. On décida, cette fois d'être très prudent et d'essayer de faire intervenir des organisations françaises. Il fallait également tenir compte de la difficulté de suivre, en province, les réactions de l'administration. Il n'y avait pas de doute que notre comité serait mieux représenté par une organisation neutre. On se tourna vers deux grandes institutions françaises. Elles étaient connues de l'occupant comme faisant de l'action sociale, l'une en faveur des immigrés, l'autre en faveur de l'enfance. Ces deux organisations ont permis que l'aide juive soit transmise au travers d'elles. Les interventions auprès de la Préfecture furent faites au nom de celle s'occupant des immigrés. On se doit de préciser qu'elle a énormément aidé notre comité. Nous avons été soulagés moralement et matériellement dans de nombreux cas.

Grâce à "Rue Amelot" les conditions de vie dans les camps de province ont été bien améliorées, notamment l'hygiène, la surveillance et l'éducation des enfants, l'enseignement prodigué aux adolescents et aux adultes, la nourriture, etc.

On obtint finalement la libération des enfants de Monts. Ils furent confiés à des familles de la région qui les prirent en charge et les élevèrent. Un grand nombre de ces enfants purent ainsi être sauvés car les internés ont été déportés.

En septembre 1941 notre comité commença à s'occuper du camp de Poitiers. Ce fut le rabbin Bloch qui nous alerta. Là aussi on délégua Mme Valensi. On tenta pour la première fois d'agir au nom de la Colonie Scolaire, La mère et l'enfant. Cet essai réussit. La préfecture de la Vienne adressa à Mme Valensi, assistante sociale de l'institution La mère et l'enfant, l'autorisation de s'occuper des Juifs prisonniers au camp de concentration de Poitiers. Il y avait 318 personnes dont 120 enfants. La chose la plus importante que nous ayons obtenue a été la libération des enfants. Les occupants Allemands ont ainsi pu faire croire qu'ils n'avaient pas l'intention d'arrêter les enfants.

Les besoins pour les camps d'internement n'ont fait que s'accroître. Notre comité a été obligé de demander à l'UGIF de participer aux dépenses. Ce fut accepté. Petit à petit, le rabbin Bloch s'est mis directement en rapport avec l'UGIF, jusqu'à devenir son représentant. Finalement il a été déporté.

Les camps de Pithiviers et Bourg-la-romaine - Au mois de mai 1941, notre comité dut s'occuper de l'aide à fournir à environ 4 000 internés juifs d'origine polonaise. Ces arrestations avaient été opérées de la façon la plus hypocrite et indiquaient a posteriori les raisons du recensement des Juifs en octobre 1940. Le 13 mai 1941, aux environs de 17-18h des porteurs spéciaux distribuèrent des convocations de la préfecture de police. Elles étaient destinées à tous les Juifs polonais âgés de moins de 40 ans. Ils devaient se présenter le lendemain matin dans un des trois centres mentionnés sur la feuille. Ils n'eurent ainsi pas le temps de réaliser qu'il s'agissait d'un guet-apens, Il était précisé qu'il devaient se faire accompagné par un membre de la famille. Peu de personnes eurent l'idée de s'en demander la raison. Quand les personnes concernées se présentèrent à la convocation, on les retint. On demanda aux accompagnateurs de rapporter des couvertures, du linge et autres objets utiles dans les camps de concentration. Peu de juifs se sont méfiés. Le jour même et le lendemain, ils furent recherchés par des inspecteurs de police. Fort heureusement, le plus grand nombre d'entre eux avaient quitté leur appartement.

L’hypocrisie des SS - Cette opération a dépassé en hypocrisie tout ce à quoi l'on pouvait alors s'attendre. Elle a été entièrement menée par la police française, sans la plus petite apparition de l'occupant allemand. L'administration des camps était également française et la préfecture du Loiret s'occupait du ravitaillement. Il régnait dans ces camps de très mauvaises conditions d'hygiène, mais la discipline était française, donc modérée, Les Juifs ne s'y sentaient pas trop mal. Ils avaient organisé une vie communautaire, chapeautée par un Comité. Après un certain temps, le chef SS Dannecker visita le camp. Les prisonniers se plaignirent des mauvaises conditions dans lesquelles ils vivaient. Dannecker eut l'extrême toupet de leur rétorquer que les Français étaient responsables de tout. Les dirigeants de notre comité tentèrent par tous les moyens de faire comprendre que tout avait été fait sur l'ordre de Dannecker. Les prisonniers et leurs proches restèrent convaincus que les services français étaient seuls responsables de leur malheur. Notre comité décida immédiatement de venir au secours des internés. Cependant il était nécessaire de prendre le temps de se concerter. Les camps étaient complètement coupés du monde extérieur. Il était interdit aux prisonniers de communiquer avec leurs proches. Il leur était interdit de recevoir des lettres ou des colis de nourriture. Tous les jours, des centaines de femmes se réunissaient à l'extérieur du camp, mais il était rare qu'elles puissent faire parvenir une lettre ou un colis.

Arrestation de la camarade Ika - Le Bund, qui faisait parti de notre comité pensait qu'il ne fallait pas attendre les autorisations légales pour faire parvenir des produits alimentaires. Il décida d'organiser seul le ravitaillement du camp. Sous la direction de la toujours "volontaire" Ika, la cantine populaire du Cercle amical a collecté les colis apportés par les familles et les a fait parvenir au camp. Cependant, après de pénibles négociations, les responsables du camp ont accepté de tolérer la livraison collective des colis de nourriture. Il pensaient ainsi contourner les instructions des occupants Allemands stipulant que les internés ne devaient pas entrer en relation avec leur famille. Cela ne dura que fort peu de temps. Peu de jours après, Dannecker accompagné d'un surveillant s'est rendu à la cantine du 110, rue Vieille du Temple. Il y a tout inspecté, arrêté Mme Ika et M. Nathan et a fermé la cantine. Mme Ika a pris sur elle toute la responsabilité et quelques jours plus tard Nathan fut libéré,

Ce faisant, Dannecker n'a pas eu honte de déclarer: "La cantine doit continuer à fonctionner. Les pauvres souffrent malheureusement de la faim. En ce qui concerne l'argent, vous ne devez plus vous adresser au Juif Rappoport, mais seulement au Comité de Coordination."

Cet incident est survenu alors que Rappoport avait déjà reçu l'ordre de cesser toute activité associative. Ce qui prouve que Dannecker était mieux renseigné qu'on se l'imaginait sur notre comité. Bien entendu, la cantine a poursuivi sa collaboration avec nous.

Mme Ika a été enfermée au fort de Romainville. Elle avait une attitude très digne. Les prisonniers la tenaient en grande considération. Il en était de même pour l'administration pénitentiaire, composée de militaires Allemands, Elle y est décédée le 5 octobre 1942. Le commandant du fort s'est lui-même rendu au Cercle amical pour en faire part. Lorsque ses camarades sont venus chercher le corps, un cortège formé par les prisonniers et une garde d'honneur militaire l'accompagnèrent jusqu'à la sortie. C'est ainsi que disparut la première victime directe parmi les membres de notre comité.

Rue Amelot organise les secours - Pendant ce temps, Rappoport essayait d'organiser une aide légale. Le dramatique incident précédent démontrait qu'il ne pouvait y avoir la moindre possibilité d'aide faite au nom d'une organisation juive. Et encore moins de notre part. Les SS n'auraient peut-être pas été contre le fait qu'une association juive aidât les prisonniers. D'après leurs principes, il aurait fallu que cette organisation prenne en charge la totalité de l'approvisionnement des camps. Notre comité luttait de toute son énergie contre un tel argument. Cela se passait alors que "Rue Amelot" cherchait un prétexte pour démissionner du Comité de Coordination, les SS voulant le transformer en Conseil des juifs, puisqu'ils ne réussissaient pas à en créer un de toutes pièces.

Notre comité ne pouvait ouvertement se proposer d'aider les prisonniers, cela aurait démontré l'irrégularité de sa situation.

Les SS et leurs agents avaient un soupçon au sujet de l'activité de notre organisation, Rappoport mijota donc un plan à sa façon : il est intervenu auprès de la Croix-Rouge française pour qu'elle demande au préfet d'autoriser l'entrée à l'intérieur du camp d'une assistante sociale. Il était bien entendu que notre comité prenait à sa charge toute la partie matérielle et technique des secours. Ce fut fait : les prisonniers reçurent le secours par le truchement de l'assistante sociale. En montant ce plan Rappoport ne savait pas lui-même où il trouverait les moyens de le faire. Grâce à ce subterfuge, "Rue Amelot" put entreprendre une œuvre d'une immense importance pour les prisonniers et leur famille. Cela se passait au nom de la Croix-Rouge,

Tout d'abord, les assistantes sociales reçurent l'autorisation d'apporter des nouvelles des familles. C'est ainsi que l'ordre de veiller à ce que les internés n'aient pas de contact avec leurs proches fut contourné, Comme les assistantes rapportaient les adresses des familles, notre comité eut la possibilité de les convoquer, d'avoir de leurs nouvelles. Elles furent retransmises de vive voix aux prisonniers par les assistantes sociales. Les prisonniers, à leur tour, donnaient de leurs nouvelles. C'est ainsi que "Rue Amelot" a pu développer une correspondance entre la presque totalité des 4 000 internés et leurs proches. Et en différentes occasions, elles ne furent pas qu'orales.

Beaucoup de ces malheureux avaient des besoins de linge, couvertures et autres produits. Grâce aux accords de notre organisation avec la Croix-Rouge, les familles purent leur en faire parvenir. Pour ceux qui n'avaient pas de proches ou qui étaient dans l'incapacité matérielle de le faire, "Rue Amelot" s'en chargeait.

La collaboration de Mme Valensi - Mme Valensi occupait une place très importante dans l'organisation des secours pour les camps. Dès le début, sa participation avait une importance particulière. Elle était officiellement déléguée par la Croix-Rouge et par le Service social d'aide aux émigrés (Mme Chevaley), pour faire la liaison entre les organisations juives, les familles des prisonniers et également l'assistance à l'intérieur des camps. En tant que déléguée officielle de la Croix-Rouge, elle se rendait une fois par mois dans les camps de Pithiviers et de Beaune-La-Rolande. Ses interventions ont permis des entrevues entre les prisonniers et leur famille, des échanges de correspondance et l'envoi de colis, Par la suite Mme Valensi s'est avérée être, non seulement une assistante sociale efficace, mais également une meneuse d'entreprise douée.

Elle a fourni d'importantes quantités de denrées alimentaires à l'administration des camps. Il faut noter que Mme Valensi avait organisé à Poitiers un service chargé d'expédier des colis dans les camps de Pithiviers et Beaune-La-Rolande. Cet exploit était d'une immense utilité. A Paris, nous avions d'énormes difficultés à nous procurer les produits nécessaires pour les colis alimentaires. Par contre, on pouvait se les procurer plus facilement et meilleur marché à Poitiers. La Croix-Rouge appréciait infiniment le travail fourni par Madame Valensi. De ce fait elle lui soumettait tous les cas ayant rapport avec les internés.

Libérations - Lorsque les échanges de correspondance et les entrevues furent autorisées, notre comité fut en grande partie libéré de ce lourd devoir. Survint alors une tâche non moins importante. Début 1942, l'occupant allemand avait fait savoir qu'il avait l'intention de libérer certaines catégories de prisonniers, notamment les malades. Pour cela ils devaient produire toute une série de documents. Notre organisation entreprit de les réunir et de les classer. Les libérations ont été ainsi assurées. Bien des difficultés et des malentendus pour les prisonniers et leur famille ont également été évitées.

En cas de maladie d'un proche, un interné pouvait être libéré pour quelques jours. La Croix-Rouge devait certifier la nécessité de sa présence. Notre comité menait l'enquête à sa place. Les assistantes sociales de la Croix-Rouge certifièrent que la totalité du budget alimentaire alloué par l'occupant allemand n'était pas utilisée. Elles ont déposé une plainte auprès du préfet. L'administration du camp allégua qu'elle n'arrivait pas à se procurer les denrées nécessaires. Notre comité s'en chargea. Les camps furent constamment approvisionnés avec les produits qu'il était difficile de se procurer.

Dès que "Rue Amelot" fut libéré de la charge de préparer les documents nécessaires aux libérations (qui ont du reste été suspendues), elle s'occupa d'organiser les secours à l'intérieur des camps. Elle leur a fourni des livres, du matériel de jeux, des médicaments, etc. Elle organisa enfin des cantines à l'intérieur des camps. Elles étaient constamment approvisionnées et les produits étaient vendus à prix coûtant. Ces énormes entreprises nous ont amené à nous entourer de nouveaux collaborateurs. Le personnel s'est alors enrichi de la participation de Mesdames Dobrinski, Libman et Boyer. Les contacts avec les proches des internés nous ont amené à nous préoccuper également de leurs besoins, ce qui a d'ailleurs lourdement grevé la trésorerie.

Drancy - Au cours de la même année, nous avons été amenés à aider un camp sur une échelle beaucoup plus grande : Drancy qui avait été créé lors des arrestations des Juifs du 11e arrondissement, en août 1941 et qui est devenu ensuite le camp central des déportations. Les Juifs de la France entière y ont été rassemblés et internés avant la déportation. C'est de là que partaient les tragiques transports périodiques vers les "camps", dont personne ne devait plus jamais revenir. Notre comité y apportait son aide sous le couvert de La mère et l'enfant. Ce nom a été adoré par tous les prisonniers, et était même connu dans les camps d'extermination Allemands.

La rafle du XIe arrondissement - Au matin du 20 août 1941, les policiers encerclèrent le 11e arrondissement. On pouvait y entrer librement, mais tout le monde y était fouillé à la sortie. L'entrée des stations de métro était interdite, mais les sorties en étaient évidemment libres. Tout était prévu pour que les Juifs puissent entrer dans l'arrondissement mais pas en sortir. Toutes les maisons de l'arrondissement ont été fouillées au cours de la journée, tous les passants dans la rue. Tous les hommes juifs ont été arrêtés et internés à Drancy. Très certainement le nombre d'arrestations fixé par les Allemands n'a pas du être atteint et c'est ce pour quoi, les jours suivants, les policiers ont patrouillé les rues des autres quartiers et un grand nombre de Juifs ont encore été arrêtés. Au cours de cette rafle, notre comité perdit un collaborateur Raphael Saltzfus qui disparut en déportation. En trois mois, le camp de Drancy fut entièrement coupé du monde extérieur. Impossible d'établir le moindre contact avec les internés.

Au prix d'énormes efforts et de moyens qui nous sont inconnus à ce jour, Rappoport réussit à obtenir quelques détails sur la vie dans ce camp. Il en ressortait que les prisonniers étaient affamés.

Rue Amelot organise les secours - Aussitôt en possession de cette information, notre comité chercha les moyens de venir en aide à ce camp. L'expérience des camps de de Pithiviers et Beaune-La-Rolande servit de modèle. Rappoport s'est de nouveau adressé à la Croix-Rouge française. Il lui suggéra de demander aux Allemands la permission d'envoyer à Drancy les colis alimentaires confectionnés par notre comité. Les SS ne donnèrent pas leur accord pour des colis individuels mais acceptèrent l'envoi d'appoint collectif de nourriture. Cette proposition nous causa des difficultés : les colis individuels auraient demandé de gros efforts physiques et d'organisation. Ils n'auraient pas demandé de trop gros efforts financiers auxquels nous n'étions pas préparés. Les colis individuels auraient été préparés par les proches, notre comité n'aurait eu en charge que les colis des "sans famille". En revanche, le système collectif alourdissait notre fardeau financier et physique. Le rôle de la Croix-Rouge consistait uniquement à couvrir de son nom toute l'opération : notre comité, lui, prenait en charge les produits jusqu'à leur entrée dans le camp.

Etant donné que nous ne possédions pas les capitaux nécessaires, on décida de faire appel, pour cette action, à toute une série de comités de secours. Ils s'étaient créés à l'intérieur de certaines professions et dans un certain nombre d'arrondissements. Ils avaient comme vocation d'aider les familles d'internés non fortunées. Certains de ces comités étaient en contact avec nous, d'autres avec les communistes.

Jacoubovitch fut désigné pour entrer en rapport avec ces comités. Rappoport garda pour lui l'organisation de cette aide col1ective de nourriture. L'entente avec les comités s'est réalisée avec difficulté, ceux-ci mettant comme condition que l'action ne soit pas menée par nous. Or la Croix-Rouge ne voulait avoir à faire qu'à une organisation qui lui était connue. Finalement, on arriva à un accord, mais un heureux hasard a rendu tout ce plan inutile.

Premières libérations à Drancy - A la suite d'une raison inconnue à ce jour, une commission d'enquête allemande s'est rendue à Drancy en octobre 1941. Elle a constaté le triste état des internés et a commencé par libérer ceux qu'elle considérait malades. En quelques jours, plusieurs centaines de prisonniers furent relâchés. Ce qu'ils ont petit à petit raconté sur le camp jeta un voile d'horreur sur tout le monde. Aujourd'hui, alors que nous connaissons les conditions de vie dans les camps Allemands et polonais, il est inutile de le raconter. A l'époque cela paraissait exceptionnellement cruel. Jacoubovitch fit parvenir par écrit, en zone libre, un témoignage sur ce sujet. L'effet fut impressionnant. La commission s'occupait des internés en suivant l'ordre alphabétique. Arrivé à la lettre "L", son activité s'interrompit brusquement et il n'y eut plus de libération.

Il semblerait que l'activité de cette commission d'enquête soit parvenue à la connaissance des SS en charge de la "question juive". Elle est immédiatement intervenue et s'est démenée jusqu'à obtenir satisfaction. Cependant, le jour même on autorisa l'envoi de correspondance et de colis. Voilà pourquoi nous n'eûmes pas à fournir d'approvisionnement collectif.

Sous la couverture de “la mère et l’enfant” - C'est à partir de ce moment que notre comité entama sa fébrile activité en faveur des camps. La Croix-Rouge avait déjà eu des rapports avec les Allemands au sujet de colis de nourriture. Elle était à même de réaliser notre nouvelle décision. Elle ouvrit un centre dans le 1ge arrondissement. Les proches des internés déposaient les colis qui étaient acheminés chaque soir, par camions, vers Drancy. Il est rapidement apparu que ce seul centre ne suffisait pas pour recevoir les milliers de paquets. De plus, un unique camion ne suffisait pas pour les acheminer. Les personnes qui apportaient les paquets étaient fort contrariées et jetaient un grand trouble. La Croix-Rouge n'avait pas un budget suffisant pour améliorer la situation; notre comité, en accord avec elle, prit en charge l'ouverture de deux autres centres de collecte et loua un deuxième camion. Nous' nous occupions également de confectionner des colis de nourriture pour les internés solitaires, de ramasser leur linge sale et de leur en fournir du propre. Ces paquets circulaient au nom du dispensaire La mère et l'enfant. Les Allemands n'avaient toujours pas compris qu'un comité clandestin se cachait sous cette appellation. Il me semble que c'est en avril 1942 que l'UGIF reçut l'ordre d'avoir à s'occuper de l'aide dans les camps. Rappoport a immédiatement saisi cette opportunité pour que cette activité s'étende plus largement que ne l'aurait fait l'UGIF. Il demanda à cette dernière de recruter une assistante sociale, Cécile Grinberg. Elle put ainsi lui transmettre, plusieurs fois par semaine, des rapports précis sur ce qui se passait dans le camps et sur les besoins des prisonniers.

Grâce à cette collaboration, notre comité put aider les internés dans les cas les plus divers: réunir les documents qui permettaient à la famille d'exploiter légalement leur commerce: recevoir des messages qui ne pouvaient être transmis qu'oralement et relatifs surtout à des problèmes matériels, juridiques ou similaires; fournir de l'argent aux prisonniers, certains documents qui leur étaient nécessaires, etc. Cela ne pouvait se faire que par l'entremise d'une institution officielle comme l'UGIF. Lorsque les déportations commencèrent, en 1942, notre comité fournit collectivement aux déportés des vêtements, des couvertures et de la nourriture. On se procurait ces articles avec beaucoup de difficultés. Non seulement ils étaient rationnés, mais notre comité ne disposait que de modiques ressources financières. Nous savons, aujourd'hui, que ces efforts surhumains ne servaient à rien. Tout était retiré aux déportés dès leur arrivée en Allemagne. Cette activité s'est poursuivie jusqu'à la fin de l'Occupation.

Secours financiers - Jusqu'en avril 1942, nous recevions du Joint des subsides mensuels ne dépassant pas 150 000 F. La Fédération en zone libre, ne tenait pas compte de nos appels pressants. En ajoutant les collectes, nous dépassions rarement 250 000 F. Dans ces conditions, compte tenu des dépenses pour les cantines, l'aide médicale et le vestiaire, il nous était impossible d'augmenter les subventions aux familles avec enfants qui ne pouvaient se contenter des menus des cantines. Avec la nomination de Rappoport au poste de secrétaire général, cette situation se modifia. La Fédération reprit sa subvention et,la porta à 300 000 F par mois. Après l'arrestation des Juifs polonais, le montant des collectes augmenta également. Ainsi nous pûmes fournir des aides plus substantielles.

Elles furent d'abord transmises par les cantines car notre comité ne voulait pas être connu du grand public. Mais au fur et à mesure que notre activité s'élargissait, il devenait impossible de rester dans le "placard". Au moment de l'élargissement de l'aide financière, au printemps 1940, nous avons progressivement décidé de recevoir directement les demandes d'aide, chez nous, c'est-à-dire dans les locaux de la Colonie Scolaire. Avec l'aide des assistantes sociales dont nous avons déjà parlé, le service social élargit son activité. Fin 1941,1500 familles recevaient l'aide de notre organisation, sous forme de repas ou d'argent. Plus la persécution des Juifs s'intensifiait, plus notre tâche prenait de l'ampleur et ce sous les formes les plus diverses. Il est certain que le nombre de familles bénéficiant d'aide financière n'a jamais diminué. Pourtant la population s'était considérablement réduite en raison des arrestations et des passages en zone libre. L'aide financière était fixé à 1 000 F par famille et par mois. Il y avait pourtant des exceptions. Souvent en plus de l'aide pécuniaire, une famille recevait des repas gratuits. Il y avait aussi une attitude particulière envers les familles des fusillés. On prenait en considération la situation générale de la famille afin de lui assurer un minimum vital. Ces subsides atteignaient parfois 5 000 F mensuels. ..

Sauvetage des adultes - Après la grande rafle de juillet 1942 et les déportations qui suivirent, notre comité orienta différemment son activité. En principe les citoyens français ne devaient pas être arrêtés. Un système les classant par catégories avait été créé pour les étrangers qui devaient tous être déportés. D'abord, on fixa un certain nombre de nationalités dont tous les citoyens devaient être arrêtés, jusqu'à un certain âge. Puis la sentence tomba sur des nationalités devant être, en principe, épargnées. Puis la limite d'âge fut relevée. Ainsi, chaque fois qu'une catégorie était épuisée officiellement, survenait une nouvelle catégorie de victimes. Parmi les étrangers, certains ne devaient, en principe, ni être arrêtés, ni être déportés: ceux qui avaient la nationalité anglaise ou d'une colonie anglaise, ceux appartenant à certains pays neutres, ceux qui travaillaient pour l'armée allemande, ainsi que les employés de l'UGIF.

Par la suite, le personnel de l'UGIF de nationalité étrangère commença également à être déporté, de même que celui travaillant pour l'armée allemande. Là encore, on procéda par catégories à commencer par celle travaillant pour l'UGIF, ce qu'on doit à Darquier de Pellepoix.

La direction de l'UGIF est vivement intervenue pour la défense de ses employés. Elle se référait à un souhait des SS. Mais les SS ont fait savoir qu'ils étaient d'accord pour accéder à la demande française concernant les étrangers employés par l'UGIF. André Baur et Marcel Stora se sont adressés directement au Commissariat Général aux Questions juives. L'attitude très ferme d'André Baur, au cours d'une audience avec le chef de cabinet de Darquier de Pellepoix fit qu'il fut menacé d'arrestation. Finalement Darquier de Pellepoix accepta d'épargner 10 % du personnel de l'UGIF. Contrairement à toutes les autres arrestations, celles-ci étaient connues d'avance. Presque tous ceux qui étaient menacés ont pu se sauver à temps.

L'armée ayant moins besoin de travailleurs' juifs, là aussi on "liquida", suivant le même principe, catégorie par catégorie. Cependant, les Juifs français ou étrangers qui n'étaient pas menacés d'arrestation (sauf ceux qui transgressaient les règlements établis pour les Juifs) n'étaient pas eux non plus à l'abri. Il y avait déjà le "hasard". Il était très difficile d'observer scrupuleusement les règlements établis pour les Juifs tant ils étaient nombreux. Un seule infraction, même pour une peccadille, valait internement et déportation.

Chaque arrestation en masse faisait qu'une nouvelle catégorie de Juifs se trouvait dans une situation illégale. Il s'agissait bien entendu de ceux qui avaient évité d'être pris. Les préparatifs étaient secrets et les arrestations se faisaient de nuit. Tous ceux qui étaient désignés par le sort devenaient de nouvelles victimes pour les camps de concentration Allemands.

La grande rafle de juillet 1942 - Nous avons eu connaissance, bien avant le 16 juillet, des préparatifs d'une énorme rafle qui devait avoir lieu aux environs du 14 juillet. On savait qu'une nouvelle fois les Juifs étrangers seraient concernés, et que cette fois les hommes et les femmes jusqu'à un certain âge seraient touchés. On ignorait quelles catégories seraient visées, les limites d'âge et le sort des enfants. Le comité "Rue Amelot" a répandu la nouvelle à travers la ville et a recommandé de se cacher. Malheureusement cette mise en garde fut reçue avec scepticisme par un grand nombre de Juifs. Ne pas savoir qui était visé a beaucoup gêné la prise au sérieux de la mise en garde. Toute la population ne pouvait pas trouver de cachette. De ce fait, certains qui auraient pu circuler librement étaient cachés, alors que d'autres qui auraient eu besoin de le faire si on avait su avec certitude qui était en danger, ne l'étaient pas. Une partie de ceux qui étaient menacés n'ont pas cherché à se protéger en pensant que cela ne les concernait peut-être pas. Les collaborateurs et les membres de "Rue Amelot" étaient dans la même situation*.

* Note du traducteur: Je me rappelle avoir passé cette funeste nuit, debout contre un mur, derrière un rempart fait d'un matelas, dans une petite pièce prêtée par la concierge de l'immeuble. Et ce jour-là, on n'est pas venu nous arrêter.

Carte de légitimité - Tout à fait par hasard, au cours d'une rencontre avec André Stora, Rappoport et Jacoubovitch, lui demandèrent s'il n'était pas possible de faire bénéficier les collaborateurs de notre comité de la "carte de légitimité" de l'UGIF, en raison des liens étroits entre les deux organisations. Après en avoir délibéré avec ses amis, André Stora, rapporta une réponse affirmative. Cependant, il n'était pas possible de les obtenir avant la grande rafle. Les cartes étaient distribuées au début de chaque mois. Un certain nombre d'adhérents de notre organisation qui, soit n'avaient pu trouver une cache, soient n'avaient pas pris l'avertissement au sérieux, ont été arrêtés: Grenier-Dobin, Judowsky (Moïse), B. Schulman, Isidore Vladimirski, Mme Burko (qui fut mon professeur de yddisch), et Mlle Libman. Ces deux dernières ont pu être libérées. En tout état de cause, les dirigeants et collaborateurs de la cantine du Bund et une partie de ceux de la cantine du Poale sion de gauche ont refusé de bénéficier du privilège de la carte de légitimité.

Rappoport au cours du déferlement des arrestations - Nous avons appris, au cours du déjeuner du 15 juillet, quelles seraient, approximativement, les catégories visées par la rafle. Certains collaborateurs de notre comité qui s'étaient proposé de maintenir une activité au cours de cette funeste journée durent y renoncer pour chercher une cache. Rappoport a utilisé, pour. maintenir l'activité, le petit nombre de collaborateurs qui n'étaient pas supposés être arrêtés. Il s'est installé avec sa femme chez Charavner, citoyen français et possédant le téléphone. De là, il mena son activité, se mettant en rapport avec les membres du comité qui avaient également le téléphone. Cela a duré trois semaines. Pendant tout ce temps Rappoport, par l'entremise et grâce aux très gros efforts de ses collaborateurs, réussit à aider les nécessiteux par ses conseils, avec de l'argent, etc.

Enfin, le 5 août, une partie des collaborateurs a pu recevoir une carte de légitimité et l'activité normale put alors reprendre.

Les désespérés se dirigent vers rue Amelot - Après chaque rafle massive les bureaux de notre comité étaient envahis d'hommes et de femmes désespérés. En une nuit ils avaient tout abandonné. Certains n'avaient pu se sauver de leur appartement qu'à la dernière minute. Il n'avaient même pas pu prendre de quoi se vêtir pour un peu d'argent. Ils ne possédaient pas de quoi passer la journée ou la nuit. D'autres envoyaient un voisin chrétien ou juif pour obtenir de l'aide ou un conseil. Ces jours-là, les scènes tragiques ne manquaient pas. Les collaborateurs avaient besoin d'avoir les nerfs solides pour les supporter et trouver le moyen d'aider tout le monde.

Heureusement, à la tête de l'organisation se trouvait cet homme à la patience immense et aux trouvailles légendaires : David Rappoport. Il trouvait des solutions à tout, à une vitesse inimaginable, donnait ses instructions aux assistantes sociales. Rares étaient ceux qui repartaient sans conseil. Bien souvent, ses paroles calmes, son attitude chaleureuse, suffisaient. Les personnes retrouvaient leur sang-froid et pouvaient ainsi trouver seules la meilleure solution. Elles repartaient confiantes et souriantes.

Assistance aux sans logis - Ceux qui avaient tout perdu brusquement étaient les plus nécessiteux, en particulier ceux qui, juste avant l'arrestation avaient quitté leur logement et ne pouvaient plus y revenir. Rappoport s'était entendu avec quelques propriétaires d'hôtels disséminés à travers Paris. Ils avaient, en permanence, quelques chambres réservées mais à un prix très élevé et étaient d'accord pour garder chez eux, quelques jours, ces malheureux sans les déclarer [8]. Cela laissait le temps de s'entendre avec des ruraux prêts à héberger les fuyards sous différents prétextes. En fonction de leur aspect physique ou de leur aptitude au travail, on les faisait passer pour des amis, de la famille ou des travailleurs. Il n'était pas rare de bénéficier de la complicité du maire, du curé ou de l'instituteur qui rendaient crédibles ces prétextes auprès de la population. Il arrivait cependant que le nombre de chambres fut insuffisant. Les collaborateurs recueillaient alors ces personnes en détresse. D'autres, qui avaient besoin d'argent, en recevaient immédiatement. Il y avait aussi ceux qui, pour quelques jours, pouvaient se reloger par eux-mêmes. Selon les besoins, on leur fournissait de fausses cartes d'identité, des cartes d'alimentation ou bien nous les faisions parvenir en zone sud par l'entremise de guides sûrs avec lesquels nous gardions le contact. Peu de personnes furent prises sur la ligne de démarcation. Nombre de réfugiés se suffisaient financièrement, mais il fallait leur trouver des cachettes, des papiers ou un guide vers la zone sud. Cependant, le nombre de nécessiteux était important et certains, principalement des femmes, étaient incapables de travailler la terre. Notre comité prenait en charge leur hébergement dans les hôtels ainsi que leur accueil dans les fami1les en vi1le ou à la campagne. Les subsides de la Fédération se sont accrus avec nos bcsoins. En 1943, ils atteignaient environ 1 000 000 de francs par mois. En revanche, les contributions sur place diminuaient en ces temps très difficiles et ne se montaient à la fin de cette même année qu'à 80 000 F mensuels.

Emprunts au nom du JOINT - Notre budget ne nous permettait pas de faire face à toutes ces actions. Les besoins étaient énormes. Très souvent, après une rafle de masse, nous devions verrouiller le local par pénurie d'argent. Rappoport ne pouvait cependant pas, même en pensée, refuser l'aide qui lui était demandée. Certains de ceux qui s'adressaient à nous étaient à même de payer les faux papiers et les cartes d'alimentation. Rappoport s'y refusait énergiquement. Il ne voulait pas courir le risque de voir se généraliser cette pratique. Au cours des quelques jours de fermeture pour manque d'argent Rappoport s'arrangeait pour se procurer des prêts, sans même savoir comment il pourrait rembourser. Un jour, cette situation devint telle qu'aucun remboursement n'était plus envisageable. Il eut alors une nouvelle idée: il fit des emprunts en garantissant leur remboursement après la guerre par le Joint d'Amérique. Il n'avait pas l'accord de cette organisation, ni même celle de la Fédération. II avait seulement la ferme conviction que les Juifs américains ne nous abandonneraient pas la guerre finie. Il était convaincu qu'à défaut du Joint, les amis du cercle des juifs français de New York feraient face à ses engagements. Une fois de plus il eut raison: le Joint a remboursé tous les emprunts contractés par Rappoport. A une certaine période, le cercle des Juifs français de New York, nous a fait demander en quoi il pouvait nous être utile. Nous lui avons demandé de contacter des familiers de Juifs se trouvant en France afin qu'ils nous adressent des secours. Nous n'avons jamais reçu de réponse. Il est vraisemblable que notre requête ne leur est jamais parvenue.

Une fabrique de faux documents - Afin de fournir de faux papiers aux persécut.és, une section spéciale s'est créée petit à petit Rue Amelot. Rappoport, simplement aidé par Oks s'en était chargé. Plus tard, Cécile Grinberg que les Allemands avaient éloignée de son service social à Drancy, les rejoignit. Au début, nous avons fait appel à des trafiquants qui nous les fournissaient moyennant finances. Grâce à l'entremise de Musnik, de la direction de l'UGIF - déporté par la suite - Rappoport entra en contact avec la jeunesse sioniste en zone libre dont le représentant était Simon Lévitte. Avec eux nous réussîmes à monter notre propre fabrique de faux papiers dans le local de la Colonie Scolaire dans un appartement loué par l'organisation et situé juste à l'étage supérieur. Rappoport, qui avait en tête l'idée que nous ayons notre propre usine de papiers d'identité, ne laissa pas la Colonie Scolaire se servir du nouveau local. Une cachette pour le matériel fut aménagée dans la cheminée. Peu après, son visage s'illuminait: son "faussaire" venait de réaliser la première carte d'identité. Dès lors, Rappoport distribua les papiers en très grand nombre.

La fabrique en danger - Lorsqu'en mai 1943 Jacoubovitch quitta Paris, on décida de transférer, pour la sécurité du centre, la fabrique de son appartement. Il fut demandé à l'UGIF de ne pas enregistrer son départ et de continuer à délivrer tous les mois ses trois cartes de légitimité, preuve qu'il occupait toujours son logement. Il fallait éviter une éventuelle perquisition par des policiers Allemands ou Français. Les Allemands ont cependant rapidement appris le départ de Jacoubovitch et ils ont apposé des scellés sur sa porte. Il y avait dans l'appartement un grand nombre de papiers d'identités terminés. Leurs découverte aurait mis en danger leurs destinataires, dont certains se trouvaient encore à Paris. Un plan génial, concocté par Zahar Salomon, MIles Mandelstein et Byl, permit le cambriolage de l'appartement. Les papiers ont ainsi été récupérés. C'est pratiquement au même moment que l'activité de faussaire de Rappoport a été interrompue par la Gestapo: il a été arrêté le 1er juin 1943, dans les bureaux de la Colonie Scolaire.

Cartes d’alimentation - Les premiers temps nous achetions également les cartes d'alimentation et les tickets de toutes sortes: vêtements, chaussures, etc. Par la suite nous avons pu nous entendre avec différentes mairies qui nous en fournissaient.


[5] Note du traducteur : J'ai moi-même appris à lire et à écrire le Yddisch dans la cantine de la rue Richer.

[6] Surtout ceux d'Amérique du Nord.

[7] Créé au 3e trimestre 1940, il fut utilisé pour des prisonniers de guerre.

[8] Les hôteliers devaient tenir un registre et faire remplir des fiches de police.


Chapîtres suivants : Chapître VI - Le sauvetage des enfants - Chapître VII - L'aide des non juifs - Chapître VIII - De l'arrestation de Rappoport à la libération de Jakub Byl.

Sommaire - Introduction - I Les bases du Comité "Rue Amelot" - II La "Rue Amelot" résiste - III Rue Amelot et le Comité de Coordination - IV Modification dans la structure de Rue Amelot - V L’activité de bienfaisance de rue Amelot - VI Le sauvetage des enfants - VII L’aide des non juifs - VIII De l'arrestation de Rappoport à la libération de Jakub Byl - Lexique Noms des personnes - Lexique Organisations et évènements - Iconographie

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