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Maman Pé…

(texte de Catherine Preiser - qui nous a quitté en janvier 2006)

Chère Maman Pé

Aujourd'hui, tu es morte, et moi j'ai 66 ans ...

Je veux t'écrire une dernière lettre. Quand tu m'as reçue chez toi, il faisait très beau, et j'allais avoir 7 ans. Pour colmater ma peine de quitter Maman et de ne pas te connaître encore, tu as bien insisté pour me dire que j'avais l'âge de raison... Je n'en doutais pas. Je me sentais grande. Plus grande que les adultes qui faisaient des histoires et surtout qui mentaient. Vous mentiez en disant « que c'était mieux avant ». Pour moi, c'était ça la vie vraie, les restrictions et les jeunes Allemands qu'on n'osait pas regarder. Tu as gardé d'autres enfants, en même temps que moi. C'était le grand Jacques et ses petites sœurs, Alice et Annette. Eux, je savais qu'ils étaient juifs. Et il fallait n'en parler à personne. J'avais bien appris ça, car, lorsque la maîtresse d'école nous a demandé « la morale de l'histoire » après Le Petit Chaperon rouge! je me suis écriée : « C'est qu'il ne faut pas parler à ceux que l'on ne connaît pas. " Et j'ai eu un bon point. placard au fond du cerveau.

C'est moi que tu envoyais faire les courses - avec les tickets d'alimentation (c'étaient des petits timbres) - et jamais tu ne me donnais suffisamment et je devais dire à la boulangère et au marchand de lait: « Mme Pommier viendra payer demain. » Non, tu ne sortais pas de la maison. Tu avais de l'asthme. J'allais à la pharmacie te chercher des feuilles d'eucalyptus. Tu les faisais brûler…

Tu as caché aussi le petit Albert. Lui aussi il fallait le protéger. Car il n'avait même pas l'âge d'aller à la maternelle.

À l'école, on nous a fait une terrible piqûre dans l'épaule. Il y avait des filles de paysans. Ceux-là, c'étaient des « collabos ». Il ne fallait pas passer devant chez eux.

Heureusement, personne ne m'a dit que ma maman était juive et qu'en plus, elle était dans la résistance. Alors, je croyais que j'étais chrétienne puisqu'on m'avait baptisée à 6 ans, à Ozoir-Ia-Ferrière au printemps 42. C'est à Villeneuve-sur-Yonne que tu m'as envoyée au catéchisme et j'y ai appris la poésie « ...le fruit de vos entrailles... ». (Je n'avais jamais appris cette poésie-là ; pourtant j'en savais plein par cœur ... )

Tu m'as envoyée à la messe le dimanche à 10 heures. Je n'avais pas le sou pour mettre dans la bourse en velours, alors j'y glissais un caillou.

À la messe, il y avait plein de jeunes gens très polis qui enlevaient leurs calots et prenaient des airs d'anges innocents. Pourtant c'étaient des Allemands : que faisaient ces diables dans l'église ?

Maman Pé, tu m'as beaucoup aidée à faire mes devoirs le soir dans la grande cuisine ; grâce à toi, j'ai été toujours dans les cinq premières en classe.

Quand il y avait des bombardements, tu nous envoyais sur la colline, dans le petit bois d'acacias. Les acacias étaient en fleurs - je les mangeais et je pleurais en regardant vers l'ouest, vers Paris, où il y avait ma maman. Le ciel était rouge. C'était long d'attendre la nuit pour rejoindre la maison. Il s'était passé quelque chose. Nous ne savions pas quoi.

Chez nous il y avait un homme de peine, Père-Caff (M. Caffaro). Il était exempté, il boitait, il chantait la Tosca. Mais parfois je devais aller au-devant de lui lorsqu'il revenait avec la « barbaque ». Car il buvait et chantait La Marseillaise sur son vélo. Je devais le faire taire avec mon charme de fille. Il m'obéissait. Il sculptait des pieds de chaises pour la scierie et il savait faire des pâtés en croûte. La croûte était en forme de maisonnette-chaumière.

À Noël, ils nous ont fait un immense arbre de Noël qui était même courbé au plafond. Le grand Jacques, qui allait au caté, se préparait pour sa communion ; il lisait un livre très niais pour ça. Je pensais en moi-même qu'un juif ne doit pas faire le chrétien. Heureusement que vous m'avez protégée en me laissant totalement ignorante. C'était la meilleure protection.

Je ne savais même pas que mon père était mort en Espagne dans les Brigades internationales •. Comme ça, je ne savais pas que tous les enfants ont un père, puisqu'il n'yen avait plus beaucoup autour de nous.

L'autorité venait des femmes. La méchanceté venait des hommes.

Je savais dire « Raouste » - pour être vache. Chez toi, Maman Pé, j'ai vécu dans la nature.

Les étés n'ont plus jamais été aussi brûlants, les hivers n'ont plus jamais eu autant de neige. Je n'ai pas pensé que je serais séparée de toi et de Villeneuve-sur-Yonne, et des magnifiques inondations de l'Yonne au printemps, avec les mésanges.

De 1942 à 1945, il s'est écoulé toute une vie et son univers. Ensuite je n'ai pas été vivre avec Maman car je suis restée jusqu'à 17 ans dans la maison d'enfants de Sèvres. J'ai eu l'âge de raison et je suis devenue presque comme les grands...

Chère Maman Pé, je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi et les autres enfants. Je t'embrasse bien fort.

Catherine Preiser, 2002

Merci à l'Association des enfants cachés qui nous a autorisé la reproduction de ce texte..

* * *

Notes de Pedrot, Gambau, Marmotte, Odier-Delfuss, :
Une brassée de souvenirs 1941 - 1961
Marmotte (radiographe dentaire)
Le Docteur est fou
Victor Gambau, Premier économe de la Maison

Fragments de notes d'Yvonne Hagnauer :
Les cartes d'alimentation…
Les temps difficiles…
L'Aide à la Maison de Sèvres par L'Unitarian Service Comittee of Canada

Lire sur le site sevres-pratique.com :
Une enseignante de la Maison de Sèvres pendant la guerre

Regards de Michel, d'Annie et d'Ancien(ne)s :
La Maison de Sèvres et les cadeaux de son enseignement
Une école pas comme les autres - (1971-1974)
Témoignages d'Anciennes et d'Anciens

Texte d'Hughette, :
Un devoir à rendre - (4 juin 2005)

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