PREMIERE PARTIE. - DE 1914 A 1959 DIX ANS DE GUERRE - TRENTE-CINQ ANS DE GUERRE CASQUEE.
De la faillite à l'absence et aux promesses fragiles - Négations inopportunes ... efficaces à retardement - Causes et effets de la première guerre mondiale La deuxième grande guerre.
DEUXIEME PARTIE. - LES FISSURES DU BLOC ATLANTIQUE.
Capitalisme, fascisme et réaction - L'impérialisme, dernière étape du capitalisme ? - Du plan Marshall au dollar menacé La circulation mondiale des capitaux américains - Les deux tendances américaines.
TROISIEME PARTIE. - L'ECLATEMENT POSSIBLE DU BLOC SOVIETIQUE.
Commentaires successifs... - Un capitalisme sans antithèse et sans limites - Une classe nouvelle d'exploiteurs - Le socialisme dans un seul pays - Hitler et Staline dans le bassin danubien - Assouplissement du système.
QUATRIEME PARTIE. - LES TERRES DE LA MISERE IMMENSE ET EXPLOSIVE.
Les tests qui définissent les pays sous-dé-. veloppés - Colonialisme américain Loi du profit et mission impériale - L'exemple de l'Amérique latine - Une aide trop intéressée - Le« miracle» chinois - Un programme d'aide internationale - La guerre est-elle nécessaire et fatale?
CINQUIEME PARTIE. - NOTRE INTERNATIONALE OUVRIÈRE.
La classe ouvrière s'est-elle déprolétarisée ? - Ouvrier et socialiste - Socialisme revisé - La scission internationale de 1948 - La nature de la C.I.S.L. Interventions et négations internationalistes - L'organisation de la solidarité internationale - La croisade sous la bannière de l'Internationale.
DE 1914 A 1959, DIX ANS DE GUERRE. - TRENTE CINQ ANS DE PAIX CASQUÉE.
Les vieux - si leur imagination entretient leur mémoire - retrouvent les émotions de 1939 sous les effusions de 1959.
Si l'âge a chez eux fané l'espérance, ils peuvent même déceler la similitude des situations sous les changements superficiels.
Lorsque ces lignes paraîtront, on en sera probablement à la préparation du deuxième acte du tête~à~tête historique : Eisenhower-Khrouchtchev. En sommes-nous au quatuor de Munich : Hitler, Mussolini, Chamberlain, Daladier (1938) ! ou au duo de Moscou : Staline présent, Hitler représenté par Ribbentrop (1939) ? Les maîtres du jeu vont~ils, par quelque marchandage, s'accorder un sursis ? Vont~ils s'entendre pour délimiter les zones d'influences, sans tenir compte des démarches et disputes des petits ?
Gardons~nous des analogies faciles. Si tout semble s'être simplifié, par la constitution de deux puissances monstrueuses, presque équivalentes, le dialogue est plus compliqué et plus confus que la confrontation de deux volontés dictatoriales.
La quantité change la qualité. Même si la situation de 1959 présente le même aspect que celle de 1939, sous des dimensions considérablement allongées, cette amplification de l'espace du phénomène rend négligeable la similitude des facteurs.
Exclusivement européen en 1939, le conflit en 1959 ne deviendra pas mondial ; il l'est en ses prémisses, en son énoncé. D'un bout du monde à l'autre bout, on suit les péripéties diplomatiques. non avec une attention sympathique ou hostile, mais avec l'impatience ou la résignation de partisans déjà enrôlés et alignés.
On peut même se demander si les affaires européennes ne se réduisent pas, pour les deux grands, à la vanité d'une « monnaie d'appoint ». On négocie sur Berlin, alors que des centaines de millions d'individus oscillent entre une économie préhistorique et une industrialisation vertigineuse et inhumaine, entre la misère atteignant sa mortelle extrémité et la révolte montant au maximum d'intensité. Les deux grands peuvent-ils encore ambitionner de se partager un monde qui leur échappe et sur lequel ils s'accrochent comme griffes s'usant sur une paroi verticale et nue ?
(Écrit le 14 septembre 1959, alors qu'une fusée soviétique a atteint la lune et que M. Khrouchtchev s'envole pour Washington).
De la faillite à l'absence et aux promesses fragiles -
Si l'on remonte plus loin le courant de l'histoire jusqu'en 1914, une affligeante constatation paralyse nos espoirs... ou semble nous obliger à un abandon de nos positions traditionnelles. En 1914, l'Internationale existait. En juillet 1914, une semaine avant les mobilisations générales, Jouhaux, secrétaire de la C. G. T. française, rencontrait Legien, président de la Centrale allemande, à Bruxelles où le secrétaire de l'Internationale Socialiste, Camille Huysmans, entendait d'ultimes objurgations de Jean Jaurès, le grand leader socialiste français, dont on célèbre, cette année, le centenaire.
A Lyon-Vaise, le 25 juillet, de son verbe magnifique, l'apôtre populaire de la Paix soulignait les responsabilités: « La France a dit à l'Italie : Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc. Tu peux voler à un bout de la rue, puisque j'ai volé à l'autre extrémité. Chaque peuple parait dans une rue de l'Europe, sa petite torche à la main, et maintenant voilà l'incendie ».
Le 30 juillet, à Bruxelles, il lançait cette déchirante apostrophe: « Si l'on invoque le traité secret qui nous lie à la Russie, nous y opposerons le pacte public qui nous lie à l' humanité tout entière »,
Le 31 juilIet, il était assassiné. Et l'on n'a jamais tenté de démasquer les inspirateurs de cet abominable attentat... peut~être « cette canaille d'Iswolsky » (1), l'âme damnée du bellicisme franco-russe, qui voulait abattre le seul homme capable de le mettre en accusation.
L'Internationale déchirée révélait son impuissance. Mais ce ne fut pas une évidence s'imposant sans débat.
Le jour de la mobilisation générale française, un délégué de la social-démocratie allemande se rendait à Paris. En pleine guerre, des socialistes et syndicalistes allemands, français, russes, italiens se retrouvaient à Zimmerwald (1915), à KienthaI (1916) (2). Et si ce n'étaient là que des minorités, c'étaient bien les partis officiels allemand et français qui auraient répondu, en 1917, à la convocation des socialistes russes et auraient été représentés à Stockholm... si les gouvernements n'avaient refusé les passeports…
Bilan décevant. Bilan quand même, c'est-à-dire conclusion d'un passif et d'un actif.
En 1939, pas de bilan, pas d'actif. L'Internationale est inexistante. Pas de partis socialistes ni de syndicats libres en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Russie. Les partis ouvriers et les syndicats sont déchirés ou passifs en France, en Angleterre, en Belgique et en Hollande.
Sommes-nous plus forts en 1959 ? Sans doute, de puissantes organisations internationales démontrent leur existence par des résolutions, des rapports et des statistiques. Mais elles siègent de chaque côté du rideau de fer, au~dessus duquel on n'a lancé aucun pont suspendu, visible et solide.
Et si, à l'Est, l'unanimité ne révèle absolument rien des sentiments et opinions des classes ouvrières, à l'Ouest la projection des couleurs nationales se déploie comme un arc~ en-ciel fictif qui éclaire mal les antagonismes à la base.
Alors : faut-il attendre, se résigner ou se désespérer ? En d'autres termes, le sort du monde est-il fixé irrévocablement et les classes ouvrières des pays industriels sont-elles d'autant plus impuissantes qu'elles ne sont unies que par des liens formels et fragiles ? .
Nous ne le pensons pas, parce ·que nous ne le jugeons pas certain, parce que nous ne voulons pas subir cette humiliante fatalité.
Négations inopportunes, efficaces à retardement -
Les lois de l'Histoire nous éclairent sur ce qui est possible, ce que l'on peut entreprendre avec le maximum de chances de succès. Mais il faut vouloir ce que l'on peut.
Et même si les possibilités semblent nulles, la volonté humaine n'a jamais le droit d'abdiquer. Il y a sans doute quelque outrance idéaliste dans cette devise de Romain Rolland : « Si chacun faisait ce qu'il doit, rien de plus, la Fatalité ne serait point. Elle est faite de l'abdication de chacun ». Mais c'est une morale qui porte l'efficacité au delà de l'actualité. Il y a toujours un lendemain.
L'opportuniste, qui s'incline devant les lois de l'Histoire, ne jouit que d'une efficacité temporaire. Les négations qui paraissent dérisoires lorsqu'elles sont formulées peuvent résonner dans l'avenir, et les. bruits qui se heurtent aux parois montagneuses se prolongent en échos terrifiants dans les vallées.
« S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là... » proclamait Victor Hugo, intransigeant dans son opposition à Napoléon III, plébiscité par l'immense majorité des Français. Vingt ans plus tard, nul n'osait s'affirmer publiquement bonapartiste.
Lénine, en Suisse, de 1914 à 1917, groupait ses partisans... sur un canapé. Liebnecht, en 1914, était en Allemagne « seul. comme jamais homme ne fut seul… », On riait franchement, en 1923, des vociférations d'un peintre en bâtiment, éructant ses haines dans une brasserie de Munich. Cependant, le bolchevisme a conquis la Russie, le spartakisme a ébranlé l'Allemagne que l'hitlérisme a totalement asservie. .
Un Tito, un Nasser, un Mao-Tse-Toung, un Fidel Castro que nous ne confondons pas dans notre jugement ont cependant un trait commun, une supériorité commune à tous les hommes du destin (la seule, pour certains d'entre eux) : c'est qu'ils ont paru, à leurs débuts, bafouer les lois de l'Histoire et que c'est par cette négation méprisée et foncièrement inopportune qu'ils sont entrés dans l'Histoire.
Faut-il se résigner encore à l'attente de quelque messie ou de quelque antéchrist ? Ces négations insolites, inouïes, dont l'efficacité à retardement engage l'avenir, la classe ouvrière internationale ne pourrait~elle les formuler et les lancer contres les machines monstrueuses, apparemment invincibles ? Le bénéfice de cette prévoyance n'enrichirait plus alors des aventurieurs et leurs castes.
Le plus dificile, nous dira-t-on, c'est de déterminer : quand, à quoi, pourquoi, comment il faut dire NON. Cherchons~le donc préalablement.
Causes et effets de la première guerre mondiale -
L'étude des « conditions objectives » de la paix mondiale nous oblige à quelque revue rétrospective.
Les causes profondes des deux grandes guerres de 1914 et de 1939 se dégagent à peine de polémiques superficielles.
Rappelons simplement les prémisses et les conclusions de chacune.
En 1914, cinq grandes puissances européennes engagées : la France, l'Angleterre, la Russie, d'un côté ; l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, de l'autre.
Les deux premières se tenaient à la pointe du progrès économique. L'Angleterre la France avecun temps de retard s'étaient engagées dans la révolution industrielle, dès la première moitié du XIXe siècle. L'une et l'autre se présentaient, comme des États nationaux à traditions déjà séculaires... et la direction de l'économie et de la politique pouvait être assurée par une bourgeoisie cohérente, forte de sa maturité, disposant de solides positions dans le terroir national, capable encore, par ses « nouveaux riches » se multipliant et se renouvelant, d'audace créatrice et de conquêtes coloniales. En 1914, les deux impérialismes avaient activé le partage de l'Afrique et de l'Asie méridionale.
L'exportation des capitaux tendait à renforcer l'exportation des marchandises ou même à s'y substituer.
La Russie restait, au contraire, un État féodal, où le servage n'avait été aboli que dans les dernières années du XIX siècle. Malgré une progression assez rapide du capitalisme national, l'importance considérable des capitaux étrangers (surtout français et allemands) provoquait des concentrations industrielles, sporadiques sans doute, mais assez denses pour grouper un prolétariat massif, alors que ne se dégageaient que fort lentement les éléments d'une bourgeoisie indigène.
L'Allemagne, dans la seconde moitié du XIX siècle, avait rattrapé son retard initial par une expansion très rapide. Il suffit de comparer deux courbes pour en évaluer la vitesse.
De 1850 à 1914, la population urbaine française augmente sans doute (et assez rapidement à Paris, en particulier), mais elle n'équilibre la population rurale qu'en 1914.
En 1850, le rapport entre la population urbaine et la population rurale d'Allemagne s'établit approximativement à 30/70. En 1914, il est renversé. Les villes groupent 70 % de la population allemande.
Mais l'Allemagne se heurtait partout aux positions impérialistes de l'Angleterre et de la France. D'autre part, un temps trop court n'avait pas favorisé la formation d'une classe bourgeoise consciente de sa mission.
L' Autriche-Hongrie gardait les apparences d'un vieil empire féodal, avec cependant un centre viennois, riche d'une bourgeoisie intellectuelle libérale et une classe ouvrière fortement constituée. L'unité économique de l'Empire tenait à la possession de la grande voie européenne du Danube. Cependant, dans les pays slaves, des tendances nationales s'opposaient à la centralisation danubienne, particulièrement vives en Tchécoslovaquie, où la bourgeoise s'appuyait sur une industrie indigène relativement florissante.
Il est vrai que, compromise par l' écroulement de l'empire russe, la victoire alliée fut assurée par l'intervention des Etats-Unis. Sans doute, pour des raisons politiques et morales. Aussi parce que l'exportation des marchandises américaines avait provoqué l'investissement, en Europe occidentale de capitaux que l'on voulait sauvegarder ..
On peut donc formuler ainsi les causes et les effets du premier conflit mondial.
Discordance dans révolution des nations industrielles, les vieux impérialismes dispo~ sant d'un espace que leur expansion ralentie ne justifiait plus, .
Retard considérable dans la formation de bourgeoisies nationales en Allemagne et en Russie, ce qui peut fort bien expliquer (comme en Italie, d' ailleurs) l'évolution des Etats vers la dictature totalitaire:
Dissociation de l'Europe centrale, forma~ tion d'Etats danubiens, avec des différences sensibles de « maturité industrielle », et l'annexion forcé de minorités qui troubleront les unités nationales.
Enfin, phénomène décisif peut-être : les Etats-U nis, dont l'expansion industrielle retardée par la Guerre de Sécession (1862-1866) se caractérisait par une accélération constante, gardaient cependant en 1914 une position « débitrice » par rapport à l'Europe. En 1918, ils sont « créanciers » et c'est l'exportation des capitaux qui leur assure, jusqu'en 1929, une position dominante dans le monde.
La deuxième grande guerre -
Pourrait-on user des mêmes termes pour formuler les causes et les effets du conflit de 1939 ?
La discordance dans l'évolution expliquait encore, dans une certaine mesure, le « dynamisme allemand ». Davantage peut~être le phénomène russe. Si l'on utilisait simplement le moyen de contrôle de l'industrialisation par l'urbanisation (le seul peut-être qui soit relativement sûr, étant donné la fabrication orientée des statistiques en U.R.S.S.), on est terriblement impressionné par la rapidité du phénomène, après la politique de collectivisation systématique de l'agriculture. Les centres urbains groupaient 16,7 % de la population en 1913 et 49.73 % en 1939 (compte tenu de 10 à 15 millions d'esclaves dans les camps de déportation) (3).
Le retard, cependant, semble encore aggravé par le fait que la politique européenne des tzars n'a pas abouti. Staline l'a reprise. Il lui faut ouvrir des fenêtres sur l'Occident, contrôler les grandes voies de l'Europe centrale : d'où les pointes en Pologne, dans les pays baltes, dans le bassin du Danube. Aussi l'union des deux empires germanique et slave, conforme aux lois de l'Histoire et à la logique de systèmes analogues, se brisa-t-elle à propos de la suprématie en Europe danubienne.
Nous avons déjà signalé l'absence dans les deux pays d'une véritable classe bourgeoise.
Cependant, deux éléments nouveaux se dégagent d'une confrontation entre les causes et les effets de la deuxième guerre mondiale avec ceux de la première.
1) De 1914 à 1918, les théâtres d'opérations hors d'Europe demeurèrent subalternes et n'eurent aucune influence décisive sur la conduite de la guerre. Au contraire, de 1939 à 1945, c'est d'Afrique que partirent les premières colones libératrices de l'Europe hitlérisée. Et la guerre d'Extrême-Orient, engagée deux ans avant les hostilités européennes, ne se termina que quatre mois après celles~ci.
Il serait abusif de dater de la guerre les mouvements de révolte contre les vieux colonialismes en Asie et en Afrique. Mais c'est bien depuis 1945 que s'opère la dissociation des empires anglais et français.
2) La formation des Etats nationaux en Europe semblait achevée en 1919. Le principe des nationalités cher aux idéologues du XIX siècle « le droit des peuples à disposer librement d'eux-mêmes », proclamé par le président Wilson avait~il été strictement appliqué par les vainqueurs de la première grande guerre ? Personne n'oserait l'affirmer. Les anomalies et les injustices alourdirent l'atmosphère dès la signature des traités. Elles devaient alimenter la propagande hitlérienne. On sait comment le monstre sanglant de Berchtesgaden les bafoua délibérément et cyniquement. On n'ose pas avouer que lorsque le corps et les rêves d'Hitler furent réduits en cendres, le monstre sanglant du Kremlin prit sa place et asservit les nations et les peuples de l'Europe centrale et balkanique avec plus d'hypocrisie et d'efficacité.
On s'accorde sur cette conclusion logique du conflit de 1939-1945 : deux blocs dressés l'un en face de l'autre, avec au faîte le pavillon soviétique ou le pavillon américain. Nous aurons l'occasion de contrarier cette logique.
On peut déjà constater que la suprématie des Etats-Unis était réalisée dès 1919. Non seulement leur intervention fut décisive et détermina la victoire alliée, mais encore, de 1920 à 1929, les crises politiques, écono~ miques et sociales provoquées en Europe par la liquidation de la politique de guerre, ne furent résolues que par le jeu des crédits et des capitaux américains (plan Dawes, en 1924; plan Young, en 1929).
Cette suprématie s'était-elle renforcée en 1945? C'est à discuter. A-t-elle changé de caractère ? Sans doute, mais est-ce en s'aggravant ?
Si l'on veut bien reconnaître que l'exportation des capitaux obéit à une loi fatale du régime, si l'on pense que la formation de nations politiquement indépendantes est une étape nécessaire de l'évolution, on peut en tirer cette conclusion que la suprématie des Etats-Unis, conséquence naturelle de la première loi n'a jamais contrarié les effets de la seconde.
Au contraire, Hitler et Staline ont assuré leur domination par le mépris aussi bien des lois naturelles économiques que des lois historiques politiques. Encore Hitler pouvait-il prétendre réaliser, grâce aux capacités industrielles de l'Allemagne, l'Union de « l'Europe du cheval-vapeur » et de « l'Europe du cheval de trait ». Staline a traité ses satellites comme les Espagnols et les Portugais traitaient leurs colonies d'outre-Atlantique, au XVIe siècle. La métropole accaparant les matières premières, dirigeant l'agriculture et l'industrie des pays conquis dans le sens de ses intérêts exclusifs. La rupture entre Staline et Tito n'a pas d'autre cause.
Il n'est pas question de jugement moral en cette affaire. Encore moins d'appréciation rationnelle et logique. Il serait facile alors de dénoncer une contradiction dans nos propos. N'avons~nous pas vanté les négations efficaces ? En violant les lois du système capitaliste et « démocratique », Hitler et Staline se sont affirmés comme les Hommes du Destin, accomplissant une mission historique. De nombreux contradicteurs ajouteront, parlant de Staline : la fin, c'est la réalisation du socialisme; d'autres, presque aussi nombreux, qui ont disparu ou ont subi quelque mutation, attribuaient, de 1940 à 1944, la même vertu à Hitler.
C'est, en effet, tout le problème qu'il faut résoudre. Le totalitarisme dit socialiste marque-t-il un progrès décisif sous ses apparences réactionnaires ? Il nous faudra d'abord déterminer les normes du progrès.
Mais deux constatations essentielles se dégagent de notre revue rétrospective.
La première, c'est qu'il y eut relation de cause à effet entre la crise économique catastrophique de 1929, qui « gela » les capitaux américains exportés (particulièrement en Allemagne) et la vertigineuse ascension d'Hitler. C'est exactement en 1930, alors que le chômage et la misère écrasaient les masses allemandes, dont les plans Dawes et Young avaient antérieurement ranimé la confiance, que les élections donnèrent au parti national-socialiste la première place au Reichstag.
La seconde, c'est que le totalitarisme introduit un facteur nouveau, d'une lourde densité, dans l'équation des causes des guerres .
DEUXIEME PARTIE - LES FISSURES DU BLOC ATLANTIQUE
Le bloc atlantique existe~t-il ? Les nations occidentales sont-eIles unies sous une seule autorité orientées par une seule tendance ? Ceux qui le craignaient hier, regrettent aujourd'hui les difficultés d'une politique occidentale commune. .
Ces disputes touchent-elles à l'essentiel ?
En fait, si la solidarité atlantique correspond à une nécessité vitale, les querelles subalternes n'y changeront rien.
Mais ce qui nous intéresse, ce sont les conditions favorables du mouvement ouvrier et socialiste. Et cette étude impose de dissiper d'abord des confusions, favorisant toutes les impostures.
Capitalisme, fascisme et réaction -
Tout examen de problème débute par des définitions indiscutables. Nos maîtres d 'autrefois nous avaient habitués à cette clarification préalable. La polémique confond capitalisme, impérialisme, réaction, fascisme... alors qu'il s'agit de phénomènes essentiellement dIfférents.
Le capitalisme n'est pas un système idéologique ou politique. C'est un âge de l'évolution économique, marqué historiquement par la production soumise à la recherche du profit, le « laisser~faire et laisser~passer » des libéraux, la plus-value, rançon de l'exploitation du travail salarié, aboutissant à l'accumulation des capitaux, avec comme « adjuvants » : la réforme agraire, libérant la propriété paysanne et rejetant la majorité du prolétariat rural dans le prolétariat industriel; la formation des Etats modernes assurant au capitalistes le maximum de sécurité.
Le fascisme ou plutôt le totalitarisme se caractérise par un État omnipotent, aux décisions arbitraires, servi par une légion ou une masse de « déclassés », avec comme corollaire ou comme motif l'autarcie, c'est-à-dire « l' économie fermée ».
Pour s'en. tenir aux formules les plus simpIes, on peut dire que la réaction se caractérise sans nul doute par la perte de tout ou partie des libertés fondamentales et démocratiques acquises en Europe occidentale et aux Etats-Unis, mais aussi et surtout par le renforcement des résistances passives ou actives au progrès technique et économique, par la survivance protégée d'activités économiques archaïques, par le maintien ou le renforcement de contraintes étatistes paralysant le développement des relations internationales. Si nous pensons conformément à notre doctrine, comme aux leçons de l'expérience que la formation de nations indépendantes politiquement, sur la base d'une classe indigène d'industriels, de techniciens, de commerçants est une étape nécessaire sur la voie de l'internation ; que, d'autre part, seul un libre mouvement ouvrier peut contrarier l' exploitation capitaliste, nous aboutissons à cette conclusion logique que tout ce qui contrarie ce double processus est essentiellement réactionnaire.
Ce qui nous oblige à rejeter définitivement le nationalisme dans les pays industriels et le colonialisme sur les pays sous-développés. Mais aussi surtout, peut~être à proclamer que la liberté ouvrière demeure la condition primordiale de tout progrès social.
L'impérialisme, dernière étape du capitalisme ?
On notera que nous avons laissé l'impérialisme hors de nos définitions préalables. « The last, not the least » disent les Anglais. C'est en effet le phénomène dominant de notre époque, au moins sur les territoires où l'industrialisation a triomphé.
Il est deux simplifications abusives dont il faut se méfier.
La première tient de « l'étymologie » : l'impérialisme, c' est la tendance à la constitution d'un empire, ce qui implique expansion conquêtes, annexions.
La seconde tient de la doctrine marxiste et considère l'impérialisme comme le phénomène ultime, « la dernière étape » (Lenine dixit) du capitalisme (4).
On peut cependant admettre les deux définitions : les théoriciens marxistes ayant tous affirmé que leurs études se consacraient exclusivement à l'impérialisme moderne, c'est-à-dire capitaliste.
Deux grandes théories peut-être complémentaires et non foncièrement antagonistes dominaient, en 1914, dans l'Internationale Socialiste.
Pour Karl Kautsky et Rosa Luxembourg, l'impérialisme c'est la tendance fatale du capitalisme à s'annexer des territoires agricoles, comme débouchés supplémentaires. Il lui faut donc, pour subsister, un milieu « pré-capitaliste» ou extra-capitaliste capable d'absorber la surproduction capitaliste.
Pour Hilferding et Lénine, c'est la quasi-impossibilité pour les capitaux « neufs » de s'investir dans les pays industriels dominés par les cartels et trusts monopolisateurs qui les contraignent à s'investir dans les territoires non industrialisés, notamment « d' outre~mer ».
Si l'on veut résumer simplement les deux thèses, on conclura que le caractère essentiel de l'impérialisme : pour les premiers, c'est l'exportation des marchandises ; pour les autres, l'exportation des capitaux.
Du plan Marshall au dollar menacé -
L'impérialisme américain présente sans nul doute les deux caractères essentiels formulés par les théoriciens marxistes. Cependant, rien dans la situation présente (qui peut, il est vrai, évoluer rapidement dans un sens ou dans l'autre) rie confirme les prévisions fa~ tales et tragiques de tous les commentateurs (à l'exception des- propag andistes officiels), lorsque le plan Marshall d'aide à l'Europe entra en application, il y a onze ans, certains se résignant à une évolution inéluctable, dau~ tres se révoltant contre cette intégration for·. cée dans un bloc de plus en plus monolithique.
On prévoyait que les exportations améri~ caines allaient inonder le marché européen et paralyser les industries et commerces euro~ péens; que les capitaux américains, investis dans les industries européennes, allaient dominer ou chasser les capitaux européens et augmenter considérablement leurs profits, grâce à une exploitation renforcée des prolétariats européens.
Deux prévisions d'ailleurs contradictoires, également démenties par les faits.
En dix ans ~ et plus intensément ces der~ nières années ~ l'Europe a connu une expan~ sion d'une rapidité et d'ùne densité jamais atteintes. Ce qui, évidemment, a provoqué des contradictions et des conflits inhérents au système capitaliste (la grève tragique en ses causes du Borinage belge. par exemple, mon~ tre une fois de plus les douloureuses conséquences de la surproduction et de la discor~ dance entre le progrès technique et le conservatisme social).
Expansion impossible, si les dons amencains du plan Marshall n'avaient p~rmis de reconstituer l'outillage industriel de l'Europe, mutilé ou détruit par la guerre; la destruction presque totale, comme en Allemagne et en Italie, favorisant souvent un renouvellement salutaire.
Pour juger d'ailleurs le plan Marshall, il faudrait se reporter à la situation de l'Europe occidentale de 1945 à 1947. En cette dernière année .la France devait consacrer 1.900 mil~ lions de doUars aux importations d'énergie, de matières premières, de produits consom~ mables, et' 760 millions à l'importation de produits d'équipement. Et, conditionnées par ces importations. les exportations prévues n'atteignaient que 1.225 millions de dollars.
Pendant les quatre premiers mois de 1946, le déficit de la balance commerciale ~ pour les denrées alimentaires et les matières pre~ mières industrielles ~ se montait à 34 milliards 275 millions de francs.
Ce déficit ne pouvait être comblé que par des emprunts extérieurs. Et, avec des différences appréciables, la tendance était sensiblement la même pour toute l'Europe occidentale.
Or, le plan Marshall était d'une. nature toute différente de celle des plans Dawes et Young de l'entre-deux~guerres. II ne s'agissait plus simplement d'exporter des capitaux américains sous forme de crédits publics ou d'investissements privés, avec la simple ga~ rantie du gouvernement de Washington.
En 1948, c'est l'Etat fédéral qui offre des crédits payés par les contribuables américains (de 10 à 13 % des impôts fédéraux) à une organisation fédérale des dix~neuf Etats européens bénéficiaires. Une fraction en dons, pur et simple; une autre fraction en impor~ tations vendues au prix du marché, dont la ('ontre~partie en dollars devait être utilisée dans le pays des acheteurs, selon un accord entre l'administration du plan Marshall et le gouvernement responsable. -
Il est d'ailleurs significatif que, dix ans après l'application du plan Marshall, la position des Etats~Unis soit beaucoup moins avantageuse et devienne même relativement menaçante pour la suprématie du dollar.
En effet, en 1957, la valeur totale ·des exportations de marchandises des Etats~Unis atteignait 19 milliards 330 millions de dollars (pour avoir un élément de comparaison, no~ tons que les capitaux nouvellement investis dans les industries américaines représentaient plus de 30 milliards de dollars, pour la seule année 1958). Les importations aux Etats~ Unis valant, en 1957, 13 milliards 290 mil~ lions, l'excédent au profit des Etats-Unis s'établit à 6 milliards 40 millions.
En 1958, la valeur globale des importations (12.940) diminue de 350 millions, tandis que celle des exportations baisse de 3 milliards 120 millions, ce qui ramène l'excédent à 3 milliards 270 millions.
Mais, en 1958, sur le plateau des « sorties» de dollars, il faut encore ajouter 2.570 mi!lions de dons du gouvernement et 2.920 de capitaux privés exportés, ce qui renverse la balance et laisse aux Etats-Unis un défICit de la balance des paiements évalué à 3 mil~ liards 740 millions de dollars (sans parler des dons en nature à-titre militaire).
La circulation mondiale des capitaux américains -
Il est évident, d'autre part, que l'exportation des capitaux américains domine l'économie mondiale. Leur montant global atteignait 33 milliards 600 millions en 1957, avec une croissance progressive jusqu'en 1958 (2 mii~ liards en 1954, 3 milliards 500 en 1957, 2 milliards 900 en 1958),
De plus, notons d'abord que les investissements dans les industries pétrolières prennent 34 % de ce total. Sur le reste,le monde occidental porte 22 milliards sur 25, dont un tiers au Canada et un tiers pour l'Amérique latine (où les investissements ont doublé au Vene~ zuela de 1955 à 1957 et fortement augmenté au Mexique).
Mais ce qui est significatif, c'est que la part de l'Europe occidentale était re1ative~ ment faible à la fin du plan Marshall, que les investissements américains s'y sont èlevés de 990 millions pendant les années 1956 et 1957, c'est~à~dire pendant la période de pleine expansion. Cependant, en cette dernière an~ née, les avoirs européens aux Etats~Unis (8 milliards 700) excédaient encore de 2 milliards 900 les capitaux américains en Europe (5 milliards 800). Sur le total de ceux-ci, 47 % en Grande-Bretagne, 8.5 % en Al1emagne occidentale 7,8 % e]1 France.
Cet examen quelque peu fastidieux, mais nécessaire, contrarie les schémas doctrinaux.
1) Dans les régions industrielles et capitalistes, les importations en Amérique tendent à .équilibrer les exportations d'Amérique. La primauté du dollar, signe marquant de la supr.~tiati~· µllp~riale;,:est aujourd'hui. menacée.
Le déficit de la balance des comptes peut provoquer, aux Etats~Unis, soit une forte diminution de (aide technique et militaire, soit le renforcement des barrières douanières, ce qui briserait l'unité atlantique.
Ou bien il peut contraindre les Etats~Unis à une déualzzation du dollar, dOllc à la hausse du prix de (or, ce qui avantagerait notablement les grands possesseurs de gisements aurifères : c'est-à~dire l'Union Sud~Africaine (où sévit le régime de ségrégation raciale le plus réactionnaire) et l'U.R.S.S. qui occupe une place privilégiée dans cette compétition ... oÙ son «socalisme» (7) ne joue vraiment aucun rôle.
2) Ce qui est sans doute typiquement impérialiste, c'est la remarquable tendance des capitaux américains à s'investir dans les entreprises et pays pétroliers. C'est peut-être une cause de conflits internationaux, mais aussi de contradictions internes aux Etats~ Unis.
Les intérêts politiques de Washington se heurtent fréquemment à ceux des trusts pé~ troliers. où les capitaux américains prédominent mais s'intègrent dans un système supra~national. D'autre part, les investissements au Venezuela et au Mexique peuvent contrarier les privilèges exorbitants des grosses compagnies du Proche-Orient.
3) L'exportation des capitaux - phénomène typiquement impérialiste - peut en effet s'accélérer en Europe occidentale, si on ne lui oppose pas des barrières politiques, artificielle et fort coûteuses. Tous les experts internationaux s'accordent pour reconnaître que ces investisséments sont provoqués par le sur-profit dont les capitalistes des Etats-Unis bénéficient, grâce à l'infériorité très impor~ tante des salaires européens sur les salaires américains.
Ce ne sont pas les capitaux américains qui favorisent (exploitation de la classe ouvrière de nos pays. C'est, au contraire, cette exploi~ tation qui favorise les capitaux américains.
On s'explique fort bien que ceux-ci ne soient venus massivement que postérieure~ ment au plan Marshall, dont l'administration pouvait être contrôlée par les syndicalistes et les libéraux américains.
Le Bloc atlantique, s'il existe, est donc fis~ suré par des contradictions presque irréduc~ tibles entre producteurs américains et producteurs européens, entre producteurs américains et possesseurs américains de capitaux investis en Eurooe, entre les classes sociales et le gouvernement fédéra laux Etats-Unis.
Roger HAGNAUER.
[*] en savoir plus sur :
- la Centrale d'éducation socialiste, crée en 1911 à Bruxelles, devenu le PAC, Présence et Action Culturelle, qui a édité la revue « Éducation et Socialisme »,
- sur la Révolution prolétarienne (textes publiés dans la R.P.) sur le site de