A « Défense de l'Homme » nous n'approuvons ni Robert Louzon, ni Roger Hagnauer développant dans la « Révolution prolétarienne » certaines vues spéciales. Personnellement, j'ai déjà dit à Louzon, de vive voix et ici même, ce que je pensais de son attitude qui lui est suggérée par la rivalité des deux grands pays tentaculaires. Je devine bien, je sens bien pourquoi nos deux camarades penchent ainsi du côté américain : je sais que c'est par haine du régime exécrable qui sévit en Russie, et que les bolchevistes voudraient implanter partout dans le monde. Mais, nous ne pouvons oublier que sur le plan où ils se placent avec des haines semblables et de pareils choix l'on fait les guerres. C'est pourquoi nous crions casse-cou à Robert Louzon et à Roger Hagnauer.
Nous n'en publions pas moins très volontiers cette lettre d'Hagnauer, laissant à Paul Rassinier le soin de lui répondre ce débat ne pouvant nuire à personne. L. L.
Mon cher Lecoin,
Je lis Défense de l'Homme, comme Contre-Courant, avec le même soulagement que notre vieille Révolution Prolétarienne. L'heureuse divergence des pensées animées par les mêmes valeurs morales et sociales -- celles que nous servons depuis plus de trente ans -- n'est pas seulement l'effet normal de la vraie liberté; elle prend aujourd'hui le caractère d'une cure nécessaire et salutaire, alors que s'opposent les "conformismes" et que les meilleurs de nos compagnons inquiétés par toute discussion se soulagent par des formules et des artifices.
Ce n'est pas là précaution de style. C'est la justification de ma lettre qui n'a pas d'autre but que d'alimenter le débat sur une question que je crois essentielle.
Dans le n° 63 de janvier 1954, Paul Rassinier écrit (page 30) sur "la lutte menée par le gouvernement américain sur deux fronts" et rappelant les propos qu'il tenait un an auparavant quant à la possibilité d'un abandon de l'Europe par les Américains, il ajoute "nous avons été les seuls, dans la presse, à essayer d'attirer l'attention de l'opinion sur cet aspect du problème".
Paul Rassinier n'est pas obligé de nous lire. Mais alors que l'on nous incorpore à tort ou à raison dans le parti américain, il serait injuste de ne pas reconnaître que nous avions également mis l'accent sur la tendance "asiatique" de la nouvelle politique américaine. Nous l'avons signalé dans la tribune libre de Force Ouvrière, avant l'élection de Eisenhower.
Je l'ai rappelé dans mon intervention au 3e congrès de la C.G.T.F.O. (novembre 1952) et dans les articles que j'ai consacrés, (Révolution Prolétarienne), aux éléments d'une politique ouvrière internationale.
Notre ami Robert Louzon qui, avec son courage habituel, a précisé brutalement son choix entre le parti américain et le parti russe, a fourni a l'appui de notre thèse des arguments solides, et a critiqué "le cafouillage américain" en Orient sans aucun ménagement de forme.
Dans le même numéro de "Défense de l'Homme", Rassinier, sous le titre "Le vent de la panique" (page 47), étudie les prodromes d'une "crise économique américaine sans précédent". Il n'est pas dans mes possibilités de me prononcer en toute connaissance de cause sur ce problème. L'éventualité d'une crise n'est pas exclue. Sera-t-elle plus catastrophique que celle de 1929 ? Restera-t-elle dans les limites de la "récession" de l'immédiate après-guerre ? Suffira-t-il de la prévoir pour la vaincre ? Ce sont là des questions auxquelles nous ne pouvons répondre encore.
Mais l'honnêteté indiscutable de Rassinier devrait se manifester par plus de vigilance et de prudence et ne pas céder à la tentation de subordonner les faits à sa thèse.
Se méfier surtout de cette fameuse logique abstraite qui entend balancer également les responsabilités de chaque "bloc". Dire que l'économie américaine était tombée en 1949 à son niveau le plus bas, depuis la fin de la guerre, c'est vrai. Ajouter que c'est à la "veille de la guerre de Corée"... c'est raccourcir quelque peu le temps -- de la fin de 1949 au début de la guerre de Corée, il s'est écoulé un semestre. Il est également vrai que cette guerre a provoqué un "boom" de la production mondiale.
Mais il est un fait que l'on veut ignorer systématiquement, c'est que pendant le premier semestre de 1950, avant le déclenchement des hostilités, l'économie américaine, sortie de la crise de 1949, était en pleine ascension, que loin de favoriser l'industrie américaine, les nécessités de la guerre l'ont d'abord fortement gênée, et qu'il a fallu l'intervention de l'Etat pour provoquer une nouvelle orientation de la production industrielle. Ce sont surtout les industries anglaise, allemande et française qui ont profité au début du "boom" de Corée. Le public français ignore que les gros capitalistes américains sont lourdement atteints dans leurs bénéfices par la politique interventionniste de l'Etat fédéral. Ce qui explique d'ailleurs en partie le succès électoral d'Eisenhower qu'une fraction de l'opinion aux U.S.A. considérait -- si paradoxal que cela paraisse -- comme plus pacifiste que Stevenson, parce que soutenu par les "isolationnistes".
Le public français croit -- et Rassinier le confirme dans cette croyance -- que Sygman Rhee n'est qu'un pantin entre les mains de Washington. Ce n'est malheureusement pas aussi simple. Ce vieux nationaliste réactionnaire n'est pas un vulgaire "Quisling" hitlérien ou stalinien. Il a résisté à la pression américaine et n'a pas toujours été vaincu. Dans le 1er semestre de 1950, il a fallu la menace de la rupture des relations diplomatiques pour qu'il consente à accorder à son peuple quelques garanties démocratiques. On peut fort bien parler du "chantage" qu'il exerce sur Washington, analogue à celui des nationalistes chinois, des colonialistes français et des capitalistes anglais (en Iran par exemple)... On hausse les épaules. Il suffirait à l'Amérique de commander pour être obéie. Le pourrait-elle ? Oui, si son gouvernement était militaire et dictatorial. Le veut-elle ? Il faudrait qu'il n'y eût qu'une politique américaine. Nous avons déjà constaté que ce n'était pas le cas. Et c'est là tout le problème, que Rassinier et beaucoup d'autres ne veulent pas voir.
La politique "européenne" de l'Amérique était peut-être une politique "impériale". Mais elle était soutenue par les éléments les plus libéraux et même les plus internationalistes, consciemment ou non. En la confondant avec la politique "asiatique", sous la même réprobation, on a fait le jeu des impérialistes au sens étroit du terme et, par voie de conséquence, des réactionnaires et des colonialistes d'Europe et d'Asie.
D'autre part, Staline a multiplié les provocations -- dont l'agression nord-coréenne -- non pas peut-être pour provoquer immédiatement la guerre, mais pour renforcer le parti américain "asiatique" et dissocier le groupement des démocraties. Ses successeurs n'ont pas d'autre politique.
Il reste, et c'est aussi tout le problème, que même si l'on n'avait le choix qu'entre l'impérialisme capitaliste américain et le totalitarisme soviétique nous aurions (je m'excuse de citer Irwing Brown), le choix entre la liberté relative (la marge dépendant de la force du mouvement ouvrier) et la servitude absolue (le totalitarisme détruisant tout mouvement ouvrier).
Ces observations n'ont pas pour but de justifier l'alignement derrière les capitalistes et les militaires américains, mais d'éclairer la lutte ouvrière, internationaliste et pacifiste, qui porte encore tous mes espoirs.
Je l'ai dit avec suffisamment de force et de netteté aux derniers congrès confédéraux de la C.G.T.F.O. pour avoir le droit de le redire ici, certain d'être entendu et compris par celui que nous avons entendu et suivi R. Louzon, Yvonne Hagnauer et moi il y a quatorze ans.
Bien fraternellement
Roger HAGNAUER
[note du webmestre] Cet article a fait l'objet d'une réponse de Rassinier dans le numéro suivant de la revue pacifiste de Louis Lecoin " Défense de l'Homme ".
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