A mon père, à ma mère,
A Vous : Yvonne Hagnauer
Extraits à partir du Chapitre X - de la page 86 à la page 99.
…Elle restait là des heures entières à scruter le terrain vague et sa cage à poules.
Lil respirait profondément. Souvent sa mère chantait. C'était atrocement triste, mouillé, fatal. Lil s'étonnait: maman n'est pourtant pas une négresse... puis elle remontait sans faire de bruit dans sa chambre et se serrait contre Isa endormie.
Elle attendait elle aussi.
Les nuits se ressemblaient. Les nuits étaient les ténèbres. La peur enfonçait des aiguilles dans le creur de Lil, incendiait ses entrailles. Le cauchemar était là. Les couloirs de la HLM avec ses milliers de portes s'ouvraient sur le vide. Un ascenseur s'écrasait avec fracas dans les caves. Dans la salle à manger, son père empoignait une chaise et sa mère vociférait avant de finir dans une plainte lugubre et poignante. Les petites pleurnichaient, son frère sautait du lit. Dans sa chemise de nuit trempée, les mâchoires tétanisées, le crâne luisant, Lil invoquait: on doit pouvoir mourir... sans vivre une seconde de plus. S'enfuir. Disparaître.
Ce fut de la façon la plus fortuite que l'assistante sociale, sollicitée par sa mère, réexpédia Lil dans une lointaine maison d'enfants.
Le jour du départ, il pleuvait. Huguette affectait la vaillance. Penchée au-dessus de Lil, elle ne cessait de réajuster le nœud de velours, lasse de maîtriser la luxuriance d'une chevelure rebelle.
Tout le château sentait bon la cire, matière onctueuse et dorée qui miroitait sous les pas et dont Lil se grisait en fermant les yeux. Les dortoirs étaient de vastes chambres dont les fenêtres s'ouvraient sur les arbres. Dans le parc, des enfants avaient ramassé les fruits des merisiers et étaient descendus à l'office cajoler les cuisinières pour qu'elles confectionnent d'acides et rougeâtres potions.
« Hé! tu peux goûter, la nouvelle! » Lil y avait trempé les lèvres.
Dans une grande salle, la salle des fêtes, lui avait précisé l'adolescente que l'on avait chargée de lui faire visiter l'établissement, des instruments de musique attendaient, posés sur des chaises. « Après le repas, il y a répétition générale... c'est comme ça dans la Maison. » La fille avait une façon particulière de dire la Maison, comme si l'article n'avait pas introduit un nom commun. On entendait tout de suite qu'elle y mettait un grand M.
Vite Lil s'était trouvée dans une chorale qu'accompagnait un orchestre. Les premiers temps, elle fit semblant de chanter. Mais la musique l'envahissait. Des émotions jaillissaient où se mêlaient confusément souffrance et plaisir. Son voisin de droite, un garçon agité et volubile, lui avait chuchoté l'histoire, juste avant le signal du départ:
« C'est un type qui s'appelle Orphée... si! si! c'est son nom! un tombeur mythologique, il pince la corde, il ouvre la bouche et il les emballe tous... même les dieux! seulement il lui arrive du malheur, l'Eurydice, c'est sa femme, elle meurt. Mais comme il est pistonné, il a l'autorisation d'aller la chercher aux Enfers... mais ne te fais pas d'illusion... l'Orphée, il ne la tire pas de là... à cause qu'il s'est retourné pour la mater avant la sortie, et ça, c'était interdit! »
Le choeur d'enfants faisait vibrer la salle: « Eurydice va paraître... Eurydice va renaître avec de nouveaux attraits! » Le coeur battant, Lil avait articulé à l'oreille du garçon: « Combien de pas il leur manquait pour être sortis de là ? »
Les premières semaines avaient été pénibles. Cette Maison était un monde nouveau, libre. Et cependant, pour y demeurer, y bouger, y circuler, il y avait tant de serrures à fracturer. Les mains de Lil en tremblaient, sa nuque se raidissait. Des idées, des pensées vives s'insinuaient. Le soir, dans le dortoir, à l'heure où les lits se rapprochaient pour les confidences et les règlements de comptes, elle se répétait: « C'est un rêve! tout cela n'est qu'un rêve! demain matin, je m'éveillerai à Nanterre. »
Puis il y avait eu Béatrice et Angèle. Béatrice, une Arménienne délicate et insolente, avait attiré son attention en manifestant tout haut sa répulsion pour la viande filandreuse de la cantine et pour les mollets de spartiate d'une monitrice despotique. Quant à Angèle - sa mère était basque, son père algérien - elle avait bousculé Lil le premier jour pour lui demander si elle comptait longtemps se prendre pour une foutue princesse avec son ruban rose dans sa tignasse d'Arabe !
Dès que le dortoir était endormi, les trois filles filaient s'enfermer dans un placard à côté des lavabos.
L'étagère permettait tout juste de se recroqueviller. Là, se tenaient leurs conciliabules dans l'angoisse d'être découvertes par la veilleuse qui arpentait toute la nuit le parc, le château et l'école. Lil se sentait si bien à faire semblant de frissonner dans ce placard à rêver. Elle songeait souvent à celle qui avait eu l'étrange idée d'embaucher comme surveillante une sourde, équipée d'une simple lampe de poche.
Lil aimait à se rappeler sa rencontre avec la directrice. Elle l'avait vue de dos, petite silhouette sèche et nerveuse, qui tempêtait au milieu d'un groupe d'enfants: « Ici, pas d'esprits de petite taille! je ne le supporte pas! - Baudrier! cesse de te gratter comme ça, ça fait obsessionnel! allons mes enfants! de l'imagination! de l'audace et que tout ça pétille! » Elle s'était alors retournée avec vivacité, et ses yeux, perçants et moqueurs, avaient fiché Lil sur place: « Voilà quelqu'un qui reste la bouche ouverte comme il convient! Je crois, mes enfants, que nous venons de trouver notre rôle d'ahurie pour la Fête des Fous... Sylvianne! prends les mesures de la demoiselle! il ne reste plus que deux semaines pour finir les costumes! »
C'était bien après que Lil avait réalisé que c'était déjà à l'époque une vieille femme.
Le seul qui parvenait à lui tenir tête était son mari, un intellectuel anarchiste qu'elle adorait. Avec lui, elle soutenait des joutes brillantes et burlesques en n'importe quel lieu, en toute circonstance, et même devant les visiteurs officiels et distingués qui avaient entendu parler de la Maison et que l'on retrouvait, errant médusés dans les couloirs.
L'histoire était connue: chassée en 1941 de l'Enseignement public pour ses opinions, alors que son mari, juif, était obligé de fuir, elle avait ouvert cet établissement sous l'Occupation; elle y avait caché, recueilli des dizaines de gosses et même d'adultes recherchés, traqués. Elle avait affronté les fonctionnaires de Vichy et la Gestapo avec une arrogance faite de mille ruses et d'aucun compromis. Après la guerre, sa Maison avait continué à accueillir des enfants. Les services sociaux l'approvisionnèrent régulièrement. Or, elle prétendait que ces gamins-là pouvaient tout et mieux encore...
Une année avait passé depuis l'arrivée de Lil, qu'il fût décidé, après maints discours et révérences, d'envoyer la «vieille dame» à la retraite. Toujours puissante, elle avait refusé de partir et s'était exilée dans un pavillon à l'entrée du parc. Le trio de filles lui rendait visite en cachette. Lil surtout, dévote, s'échappait à la récréation ou après le dîner et filait sous les fenêtres de l'usurpatrice. L'usurpatrice, c'était la nouvelle directrice. A peine avait-elle pris possession des lieux que les enfants l'avaient aussitôt qualifiée de perfide et de vaniteuse. Semaine après semaine, n'avait-elle pas entrepris de défaire ce qui avait été fait. De ramener à de plus justes proportions (que de gâchis pour ces enfants-là) la bonne volonté des contribuables. La Maison devait rapidement devenir ce qu'elle aurait toujours dû être: une institution de charité publique pour cas sociaux.
On commença par remercier le vieil imprimeur qui enseignait aux enfants l'étymologie grecque et l'art de la typographie. Les tours du potier ralentirent, le théâtre s'enlisa. On loucha sur la longueur des jupes des filles et l'on inspecta les sous-vêtements des garçons. Tout fut sujet à suspicion et enquête. La répression s'exerçait jusque dans les dortoirs. Des « éducatrices» nouvellement recrutées révélèrent des dispositions de matonne. Insoumise, Lil fut épinglée dans le dossier des enfants suspectés d'avoir « mauvais esprit »...
Convoquée au bureau - la directrice y organisait l'Inquisition, assistée de deux vieilles filles - on lui prédit une fin inéluctable dans un panier à salade.
Lil s'appliquait à vérifier la longueur de ses ongles, l'aplomb de sa denture. Ses cheveux extravagants s'échappaient des élastiques réglementaires, son esprit bouillait, nourri de visions de vandalisme. Lorsque la violence menaçait de la submerger, elle courait chez la vieille femme.
« Entre! entre vite! disait celle-ci. Qu'as-tu fait aujourd'hui et qu'as-tu appris ? As-tu lu ce livre dont je t'avais parlé ? As-tu rendu visite aux oiseaux de la volière et écouté leurs chants sans bouger ?.. Quitte ce masque de demeurée et raconte ton histoire... ou es-tu vraiment innocente ? Quand je serai morte, tu auras tout le temps de dormir !... alors, dis-moi, as-tu bien pris garde à ne pas faire de gestes brusques, à ne pas respirer trop vite, à ne pas secouer ces cheveux de folle ? (Ne fronce pas ainsi les sourcils, je sais que cette crinière te vient de ton Berbère de père...) sinon, sois sûre qu'ils ne chanteront pas, tu auras beau les gaver des meilleures graines... tu n'entendras rien... »
« - Je ne suis pas allée à la volière et vous savez, "ils" ont fermé la bibliothèque à clé. Nous n'avons plus le droit de "traîner" au château en dehors des heures de réfectoire et de dortoir! Mais j'irai, je me débrouillerai », avait dit Lil en prenant avec maladresse la pomme que lui tendait maintenant la vieille femme. Son autre main restait nouée, les doigts avalés par la paume, les jointures bleuies par la tension. Une de ses épaules semblait projetée vers l'avant, tandis que l'autre fuyait, esquivait. Il y avait quelque chose d'émouvant et de comique à la fois dans le balancement menaçant du bras gauche, l'embarras du droit. Comme si le déséquilibre tenait à cette attention que Lil prêtait maintenant au fruit.
« Sais-tu que jadis la pomme était tenue pour le fruit de la connaissance, du savoir ? » avait elle dit avec un sourire.
Lil aimait le regard mat, tranquille de la vieille femme, la manière sèche, précise dont ses yeux s'opposaient aux siens. Dans ce regardlà, Lil ne cherchait pas son reflet.
La cloche de la cour avait sonné brusquement. Et comme Lil hésitait à partir, silencieuse, la gorge serrée :
« Décidément, je crois que cette enfant n'aime pas les pommes... allez! file! ou tu vas être punie... mais surtout, n'oublie pas, lis ce livre et nous en reparlerons... »
Avant d'avoir atteint la cour, Lil avait jeté le fruit contre un arbre. La chair molle et sucrée avait éclaté avec un bruit sourd.
Le temps avait passé, les efforts conjugués de la directrice et de l'administration avaient chassé définitivement la vieille femme vers une banlieue voisine. Les derniers mois que Lil passa dans l'institution, la guerre fut totale et épuisante.
Elle devait continuer ses études dans un pensionnat de province. La directrice avait longuement écrit dans son dossier social. Suspendant un instant la sentence, elle s'était inquiétée: comment avait-on pu permettre l'accès à la culture à ces jeunes animaux incapables, avec leur frustration, leur rage, de goûter sans dévorer! La société de demain saurait-elle faire face à leur appétit de revanche ?
Lil n'était retournée que deux week-ends par mois aux Canibouts. Très vite, elle avait perdu contact avec la cité. A peine avait-elle eu le vertige au-dessus des caves. Si elle y était restée à jouer, n'y aurait-elle pas fini par y baiser les hommes, avant d'être engrossée et installée, replète, dans une nouvelle case ?
Son père et sa mère, eux-mêmes, avaient disparu de son horizon. A chaque spectacle de fin d'année, Lil les avait distingués parmi les autres parents, assis sur les bancs de la salle des fêtes. Elle, les yeux brillants, pleine de fierté et d'espoir. Lui, muet et furieux, détournant les yeux de sa fille costumée qui s'agitait sous les projecteurs. Mais, peu à peu, Lil avait comme reculé, s'était effacée. Fondue dans le cortège de pleureuses d'une tragédie antique, que donnaient en représentation les enfants, elle se savait anonyme. Le masque de carton-pâte leur avait renvoyé, outrée, figée, une grimace d'affliction.
Le jour de son départ de la Maison, Lil s'était regardée longuement dans la glace de la salle d'eau. Puis, elle avait descendu deux à deux les marches de l'escalier ciré. Elle avait traversé, haletante, le hall du château où sa valise attendait, posée aux pieds de sa mère. Elle avait couru dans le parc, étreint les arbres, frotté son visage contre l'écorce, verdi ses ongles et ses lèvres. Les deux filles avaient surgi sur ses talons. Béatrice avait tendu avec dédain son mouchoir, et Angèle avait hurlé :
«Ta gueule! regarde ta gueule maintenant! p'tite conne! c'est pas moi qui te débarbouillerai! ».