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Article paru dans "Témoignage chrétien"
fin des années 40
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Une femme dans la ville
Des enfants mutilés de l'âme…

Cette extraordinaire maison des enfants de Sèvres, on l'appelle aussi, je crois, la République des Enfants.

Sur 130 pensionnaires, il y a là 60 enfants pris en charge en 1942 ou 1943 et dont les parents avaient été déportés. Sur ces parents, une seule mère est revenue… vous avez bien lu : une mère sur 60…

Juifs, catholiques, libres penseurs, sont ici à parties égales. Il y a les petits israélites qui n'ont pas de religion, ceux qui sont attirés par le culte catholique, qui vont à la messe et y persévèrent, les petits dont les parents ont demandé qu'une éducation catholique leur soit donné, ceux auxquels au contraire, sur le désir des parents, aucune base religieuse n'est apportée. Sur ce terrain, une tolérance totale semble être de rigueur dans cette maison où tout le corps enseignant appartient à l'État.

Tandis que nous parcourons les classes, j'observe celle que les élèves sur son passage, interpellent :

Goéland ! mon tissage est fini !

Goéland, c'est la directrice. Mais peut-on qualifier de ce terme officiel et froid, un être qui a risqué sa vie pendant deux ans, tous les jours, pour que ces petits vivent ? Tout à l'heure, quand je lui ai demandé pourquoi les élèves l'appelaient ainsi, elle m'a répondu assez brusquement :

D'abord parce que ça évite qu'ils m'appellent Madame la Directrice, ce qui supprime tout vrai contact. Et puis, en 1943, personne ici ne portait son nom, ni le personnel, ni les enfants. C'eut été imprudent. Les totems, ça arrangeait bien des choses…

Vous me disiez tout à l'heure qu'il y avait ici 60 enfants de déportés sur 120. D'où viennent les autres ?

Cas sociaux. Enfants abandonnés. Parents désunis. Mères qui ont eu leur petit en Allemagne, l'ont amené ici à leur retour, ne sont pas venus les rechercher. Enfants de familles nombreuses. Les causes sont multiples.

Céramique, tissage, imprimerie… Je passe dans les classes. Les objets exposés et fabriqués par les enfants sont de véritables objets d'art, dignes de figurer dans n'import quel magasin de bon goût.

Tous les dessins sont choisis par eux d'après ce qu'il ont aimé de l'art grec, par exemple, au cours de leurs visites dans les musées. Ce jeu d'échec en faïence verte et rouge, c'est eux qui en ont choisi les sujets dans l'art égyptien. Regardez la fleur de lotus, le sphynx. Ces écharpes tissées… Vous en retrouverez le motif sur des vases qu'ils ont vu au Louvre.

Que fait-on de ces objets ?

Les enfants ont leur propre coopérative, ils les vendent à leur profit et je vous jure qu'ils sont meilleurs administrateurs de leur bien que je ne le serais moi-même ! Chaque élève a son livret de caisse d'épargne. Il verse un dixième de ce qu'il gagne pour l'entretien de l'atelier ! (Inutile de vous dire que c'est insuffisant !) Le reste de la somme lui appartient et permet d'acheter un métier à tisser, qui coûte 15.000 francs, et qu'il emporte avec lui.

Je regarde la classe des tout-petits. Il ya un drôle de tableau. C'est le baromètre de la semaine, fait par les élèves. Un parapluie, un soleil rutilant, un soleil entre deux taches… les taches, pas de soleil. Pluie, beau temps, temps variable. Les ruches n'y sont pas, mais que tout cela est vivant, palpable pour les enfants ! La ruche… À travers la vitre, les enfants voient leurs abeilles vivre, travailler. Ils observent sans cesse la nature.

Ils font eux-mêmes leurs marionnettes avec du papier journal, des couleurs, des étoffes… Ils choisissent les personnages qu'ils veulent, les couleurs qu'ils préfèrent. Et même les plus petits sont passionnés par elles.

Et les grands ?

Venez, vous verrez…

Sur le mur, les maquettes des personnages et des costumes choisis.

Et sous la lumière indirecte et crue de la rampe électrique, dansune armoire, accrochées, voici les marionnettes. Tous les personnages du Roman de la Rose sont là. Ils ont 7O centimètres de long, des costumes de velours, de soie, de coton, de perles, des diamants ; les visages sont enpapier mâché, gai ou tristes — plus tristes que gais. Voici la Rose, Bel Amant, Faux Semblant, la Rancune, la Honte, le Temps, les Barons. La Mort… Horrible, cette mort verdâtre avec, au fond de ses orbites, l'éclat écarlate des rubis de verre…

Ils choisissent eux-mêmes les personnages ?

Oui. Et ce choix a une extrême importance pour nous. Vous avez des enfants qui prennent des marionnettes gaies, d'autres des marionnettes tristes… Il y en a qui interprètent de préférences aux autres, la Mort. Tout cela est noté, fait partie de l'orientation qui doit être donnée à l'éducation de l'enfant.

Vous rejoignez ici les pratiques de la psychanalyse…

Il faut prendre dans chaque méthode ce qu'elle a de bon. N'oubliez pas que ces enfants sont des inadaptés. Que la plupart ont des souvenirs atroces. J'ai ici des filles qui ont été dans des camps de concentration de Prusse orientale. Pendant des mois, elles ont refusé de manger de la viande. Avaient-elles vu dévorer des cadavres ? Je n'en sais rien…

Vous regardez ce dessin ? Celle qui l'a fait a vu les Allemands précipiter devant elle dans le Danube, 150 enfants qui s'étaient réfugiés dans le couvent où elle était… Elle a échappé à ce sort par miracle, en revêtant une robe de novice. Comment voulez-vous qu'elle oublie ?

Quel est leur comportement ?

Ils sont craintifs devant l'avenir. L'idée de ce qui les attend en sortant d'ici, sans famille, sans parents. Etre de nouveau seuls, être séparés, les terrifie, moi aussi. Ce qu'il faudrait, voyez-vous, c'est pouvoir les réunir à leur sortie, dans une grande maison, qu'ils vivent ensemble jusqu'à leur mariage. Il y a ici 50 pour 100 d'enfants français, 50 pour 100 d'enfants de familles juives mais nés en France. Ils sont tous Français. Il faudrait pouvoir les sauver définitivement.

Je regarde une fois de plus cette femme aux traits énergiques, si préoccupée de l'avnir de ses élèves.

Vous avez des enfants, madame ?

Non. ça doit être pour ça qu'il m'en a fallu 120 pour satisfaire mon instinct maternel !

* * *

Si, parmi ceux qui liront cet article, il y a des industriels, je leur demande pour cette maison de Sèvres qui est pauvre et où une magnifique expérience de sauvetage humain est tentée, de la laine, du coton, des oxydes au prix coûtant. Il ne s'agit pas là de donner de l'argent, de faire l'aumône.

Il s'agit de donner à des enfants, mutilés de l'âme, les moyens d'être des hommes et des femmes avec un métier en main.

Clara Candiani,


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