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Une Maison d'enfants :

LA MAISON DE SEVRES

Un essai de récupération individuelle, de réadaptation sociale par l'éducation nouvelle

Texte d'Yvonne Hagnauer - (L'information Pédagogique n° 3 - 1948)

Nous allons nous efforcer de livrer ici, dans sa totalité, une expérience d'École nouvelle vieille de 7 années déjà. Nous nous promettons de le tenter objectivement et avec la plus rigoureuse probité, en confrontant nos observations (entre membres de l'équipe d'éducateurs), en évoquant nos échecs, nos appréhensions comme nos réussites, et aussi en établissant entre les lecteurs de « l'Information Pédagogique » et notre Centre, des points de contact solides : démonstrations éducatives - visites du Centre - entretiens avec les enfants - étude des problèmes propres à l'Éducation nouvelle et échanges de vues qui permettront de mesurer les étapes d'une expérience que les événements eux-mêmes ont voulue et propulsée, d'en contrôler les résultats éducatifs, d'en discuter la valeur, d'y apporter des suggestions propres à l'améliorer. Ainsi nous aurons, pour nous-mêmes et pour les enfants que nous formons, expérimenté la puissance de cette parole du vieux Maître Decroly: « Tout pour la vie et par la vie ».

L'ENFANCE - LES TEMPS DIFFICILES : PENDANT LA GUERRE ET L'APRÈS-GUERRE

En publiant les lignes qui vont suivre, nous sommes pris d'un scrupule. Avons-nous le droit d'étaler ici et les misères et les déchéances enfantines dont nous avons, été témoins pendant 7 ans ?

Ne nous accusera-t-on pas de jouer sur la partie spectaculaire et horrible de la question pour frapper plus vivement nos lecteurs ? Tout bien posé, nous encourrons ces risques, parce que nous pensons qu'il est nécessaire, de poser avec netteté ces problèmes d'après-guerre, de les poser individuellement, comme des cas psychologiques qui nécessitent des cures, individuelles elles aussi. Et puis, nous voulons réagir contre cette vue « globale » de la misère qu'une propagande facile étale à nos yeux, avec ses brutalités polychromes d'affiches, et ses remèdes rapides symbolisés par l'épi de blé et la tasse de lait.

Dans ce monde moralement affaissé, le philanthrope pressé ne voit comme remède que la béatitude d'un estomac satisfait. C'est un point qui, certes, n'est pas négligeable, mais un départ seulement.

Va-t-on continuer à laisser croire à toutes ces victimes de la guerre que l'horreur ou l'amoralité est la règle et que, de leur part, un fatalisme apathique est la seule attitude de défense possible ?

Non, il s'agit d'aller à pas lents à la redécouverte du monde, de retrouver l'enthousiasme devant la culture et la richesse possible de ses manifestations, de donner une adhésion d'allégresse à la vie.

Pour que nous comprenions le mal et que nous cherchions les remèdes, il faut que nous apprenions d'abord à sonder des abîmes !

Notre maison fut fondée en juillet 1941. Elle était, à l'origine, destinée à héberger temporairement des enfants de la région parisienne, victimes des restrictions alimentaires. Mais elle évolua naturellement en refuge clandestin pour les enfants victimes de la guerre. Elle a, depuis, recueilli les enfants qu'on range communément sous l'épithète de « cas sociaux ». Et depuis la guerre, ceux-ci sont, hélas, aussi nombreux que variés.

Premières victimes de la guerre : les enfants moralement abandonnés

Pour comprendre ce que peut être cet effort de réadaptation entrepris, la diversité des cas traités, il convient de faire un retour en arrière de près de dix années.

Avant 1939 la France était, dit-on, un pays heureux: peu de parents se résolvaient à l'internat dont la réputation de rigidité et de froideur effrayait à juste titre, et l'exil des lycéens de la bourgeoisie française hors des familles était tempéré par les éol is, les lettres, les visites, les longues vacances qui nourrissent la vie murée des adolescents voués à l'étude. La classe ouvrière, plus instinctivement affective, s'y résolvait plus mal encore que la bourgeoisie.

Vint la guerre, l'exode, l'invasion, le bombardement des routes, bouleversement non seulement matériel, mais moral dans la vie des petites gens et qui fit vaciller ceux à qui une civilisation matérielle relativement florissante avait, jusque-là, donné des habitudes de vie régulière et une sorte de moralité extérieure qui disparurent ou souffle de la panique et de la guerre.

Et la première vague de misère déferla sur nos maisons : enfants abandonnés au cours de l'exode, errant d'internat en internat, fugueurs impénitents à qui le chaos des routes avait donné des fringales d'exaltantes aventures, un appétit perpétuellement insatisfait de vie irrégulière, de paniques, de délires collectifs et de fuite...

C'est l'un d'eux que j'évoque, pensionnaire de notre Maison, après s'être trois fois évadé d'un internat (qu'on devrait bien plutôt appeler pénitencier) et qui, transporté à l'hôpital à cause d'une fièvre scarlatine, revint « à la colonie» après avoir fait quatorze kilomètres sous la pluie, transi de fièvre et de froid...

Et les autres dont l'abandon n'est pas moindre: les enfants de certaines familles nombreuses, hâtivement conçus, rapidement placés, jusqu'au moment où la convoitise ou le lucre des parents prend le dessus : vienne une élévation des taux d'allocations familiales, l'âge, pour les enfants, de travailler, et de gagner, et on nous arrache vite cette petite clientèle misérable trop souvent vouée aux charités spectaculaires par des parents avisés.

Des visages émergent, pour moi, sur la grisaille de leurs groupes mouvants...

Edmond V..., 5 ans, rachitique, contrefait, lardé des longues crevasses qu'un tisonnier, rougi fit sur ses jambes et, sur son dos un soir que son père était plus ivre qu'à l'ordinaire; sa bouche : un trou sombre et sans dents, un coup de poing avait brisé sans effort leurs chicots noircis. Il ne mâchait plus, vivait de pain d'épices trempé dans du lait sucré... perpétuel incontinent, il n'osait plus s'asseoir. La sollicitude ombrageuse de son père nous, l'arracha pendant les bombardements. Edmond était alors la 8e carte d'alimentation enfantine de la famille. Il n'eût pas été prudent de la voir disparaître. Une seule victoire éducative : cet édenté aux yeux morts avait pendant son court séjour, appris à sourire !

Marthe et Pierre F... L'une avait 6 ans, l'autre 3 ans. Confidence navrante : « Papa était à la guerre, ils ne pouvaient pas vivre à la maison, où il n'y avait qu'une pièce : pour le lit de maman et des " Monsieur " » . Vint le retour du père, l'ère du « marché noir  ». Destinés à endormir la vigilance des douaniers, les enfants furent repris pour aider à des trafics frontaliers entre la France et la Belgique. Nous dûmes assister, impuissants, à leur départ, et apprendre par la suite que l'instabilité du garçon, mentalement atteint s'était encore aggravée...

Poulette R... J'ose à peine évoquer son cas, on nous accusera de forcer « le tableau ». Un père (?) batelier errant et insaisissable, une mère qui vit de sa débauche, de celle de ses filles…, tour à tour celles-ci connaissent la dégradation physique de la maladie et du vice, lui sont arrachées par jugement pour aller peupler les maisons de redressement et reprennent le chemin du vice et de la misère après d'hypothétiques guérisons. Garder Poulette est une entreprise difficile : par trois fois, la mère et ses amis de rencontre ont tenté de l'enlever... Et toujours on faisait miroiter à ses yeux le trafic de contrebande à des frontières encore fermées, ce même trafic qui avait fait arrêter sa sœur de quinze ans quelque temps auparavant. Elle « passait» de l'élastique pour un Chinois, son ami de hasard et de misère... Celle-ci fut prise dans une rafle de frontière...

Que dire de cet autre encore Jean-Pierre R..., 6 ans, tyrannisé par les « fugues perpétuelles » de sa mère. Celle-ci l'oubliait pendant des mois « dans une maison » pour l'accabler ensuite de tendresses inquiètes qui le laissaient nerveux, replié sur lui-même, tant l'attente de la fugue suivante le déchirait : dans ces moments il devenait voleur, sournois et son incontinence s'aggravait au point de devenir une gêne physique intolérable.

Nous pourrions citer longtemps ainsi.

***

Et le mal ne s'est point calmé : l'accroissement de la natalité, s'il a augmenté les revenus de certaines familles et leur a donné une relative aisance n'a point, chez elle, fait naître en proportion les sentiments familiaux... .En veut-on des preuves ?

Une famille de treize enfants, perpétuellement tiraillés entre le père et la mère... chacun des deux parents possède son logis propre, essaie d'arracher ses enfants au conjoint, introduit, Ô ironie! entre les naissances annuelles, une instance de divorce, tente une séparation, qu'invariablement chaque, nouvelle naissance arrête. Par jalousie morbide la mère se livre devant ses aînés, aux confidences les plus épouvantables, aux accusations moralement les plus effroyables, contre son conjoint, puis, selon son caprice, elle égaille dans toutes les centres connus, ses enfants qui lui sont un fardeau difficilement supportable dès qu'ils sont au monde.

La Maison, 14, rue Croix-Bosset, à Sèvres.

Les enfants de déportés politiques et raciaux

Vint la proscription, le cortège des misères changea. Arrivèrent des enfants qui, dans un périple de frayeur avaient fui les Internats de la Creuse où on les avait imprudemment massés et d'où les occupants les expédiaient par wagons en Allemagne. Refoulés à la frontière suisse, ils aboutirent, fourbus et passifs, dans notre Maison. Pendant des mois, l'espoir de revoir les leurs les soutint. Sur les 70 enfants hébergés, un seul vit revenir, sa mère...

Vinrent ensuite ceux qui avaient « connu les camps » :

Lisbeth F..., 14 ans. Enfermée pendant deux ans avec sa mère dans une usine d'équipement qui fonctionnait dans le ghetto de Varsovie, vit cachée sous des ballots d'étoffes au moment des rondes de soldats, avec d'autres enfants. Découverts, parents et enfants sont emmenés dans la campagne en expédition punitive... fusillade de certains enfants, abandon obligatoire des autres sous les yeux, des parents... vie dans une maison en ruines avec « une bande » retour clandestin à l'usine, fuite de la mère et de la fille.

Suzanne V..., 16 ans, à Budapest pendant l'occupation : cachée dans un couvent. Découverts, les enfants sont précipités dans le Danube sous les yeux des religieuses. Grande pour son âge, Suzanne doit son salut à l'habit de novice dont elle est revêtue... sa mère fut écrasée dans les rues de la ville... son père, mourut sur le front russe...

Rose B... Prise en Alsace « a fait » tous les camps de Prusse orientale, supporté d'interminables bombardements. A son arrivée parlait peu et employait le jargon international des camps. Isolée, lointaine, mangeait à peine et refusait avec horreur la viande pour des raisons qu'on n'ose pas préciser...

Enfants présentant des troubles psychiques provoqués par les événements de guerre :

Pour étrange que cela puisse paraître, il semble que ceux qui ont connu les horreurs du départ de leurs parents ont été moins marqués dans leur équilibre nerveux que ceux qui ont été perpétuellement traqués.

Telle enfant tombe dans d'étranges crises pithiatiques, éprouve une insurmontable terreur chaque fois qu'elle prend un moyen de locomotion quelconque depuis qu'elle a vu un maquisard tuer, sous ses yeux, le chauffeur de la voiture qui ramenai t ses parents à Paris...

Telle autre est restée étrangement fermée pendant des mois. Disgracieuse, peu sollicitée par ce qui lui reste de famille et d'amis elle ne s'anime que derrière le castelet, lorsqu'elle fait vivre sa marionnette : cette fiIle sans relief a choisi le rôle du « roi des animaux » et se libère d'un coup (en improvisant son texte), par un flot de paroles au débit heurté et à la précipitation maladive.

Nous en avons assez dit pour faire comprendre la nécessité d'un traitement individuel aux aspects multiples : médical, psychologique, pédagogique et moral à la fois. C'est à cette tâche que se sont voués tous ceux qui conçurent les « Homes », les villages d'enfants, qui établirent et contrôlèrent les placements familiaux. Sur cette question passionnante de reclassement dans la vie les médecins et les éducateurs s'affrontèrent, sans s'être mutuellement convaincus d'ailleurs.

C'est ce problème que nous examinerons dans un prochain article :

« La Maison d'Enfants peut-elle être un centre de reclassement social par des méthodes pédagogiques ? Si oui, pour être efficace, comment doit-elle fonctionner ? »

Yvonne HAGNAUER,
Directrice de la Maison d'enfants de Sèvres,

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