Sommaire

L'ÉCOLE :

Texte anglais

Les étapes de la vie d’une maison d’enfants

1941-1949

(Texte d'Yvonne Hagnauer)

Une vieille ville aux balcons fleurdelysés, que la Grande-Rue creuse d'un sillon noirâtre et dont les venelles tortueuses montent à l'assaut des collines : Sèvres ; lieu à la fois lépreux et exquis, grouillant de vie, populaire dans ses vieilles maisons lézardées et abritant derrière les façades nobles de son École Normale, une pensée fécondante et généreuse…

C'est au sommet d'une rue qui serpente comme un col, sur un îlot de terre où subsiste encore le chicot d'une vieille tour qui date, dit-on, des Armagnacs, dans une rue qui porte le nom d'un lieutenant de la « bonne Jeanne », que se dresse un pâté de bâtiments sans style, jetés à la diable, au hasard des besoins ; d'abord une vieille « villa » de banlieue, crépie de gris, juchée, comme un observatoire, puis des bâtiments à terrasse et une grande maison de briques sans prétention architecturale.

Elle fut, dans le proche passé déjà, un lieu de halte et de repos : des religieuses, portant le costume blanc des Oblates, arrivaient de tous les points du monde, pour reprendre sur le sol natal l'élan qui permet de nouveaux départs…

Vint l'envol des cornettes, puis la guerre avec ses cortèges gris et silencieux et la sente Croix Bosset, triste comme un calvaire, étroite et boueuse comme un boyau de termitière percé au mamelon de la colline, vit des enfants à baluchon, grimper avec leurs bruyants socques de bois les marches descellées...

Une vieille porte jamais fermée et qu'on pousse, et c'est la halte, en attendant cette fois le départ pour la vie qu'il faudra entreprendre avec une âme neuve et confiante.

* * *

La Maison s'ouvrit en 1941, elle fut inaugurée par les Centres d'entraînement aux méthodes de Pédagogie active. Laborde et Mlle de Failly y tinrent leurs premiers stages, et il sembla, dès lors, que l'impulsion était donnée…

La première colonie de vacances s'y ouvrit ; les locaux étaient bien un peu exigus, le jardin n'était guère étendu, mais la ceinture des bois proches entourait la maison du mystère propice aux randonnées d'adolescents…

C'est seulement en octobre 1941 que notre équipe d'éducateurs prit contact avec la grande bâtisse silencieuse qui devait devenir Notre maison. Nous vîmes de suite quel parti on pourrait tirer des cellules des nonnettes, de la grande chapelle dallée de gris qui devait devenir notre salle commune, et nous appréciâmes comme il convient les murs blanchis à la chaux, les pièces nues, nous qui avions connu les colonies de vacances installées dans les châteaux ; les grilles armoriées, les plafonds caissonnés, et le contraste choquant entre le lit de camp et la splendeur inutile et anachronique des lieux. N'avions-nous pas la splendeur changeante des collines qui étirent leurs longues croupes adoucies à l'horizon, les bois profonds et la note plombée des étangs de Corot sous les saules ?

* * *

C'est par vagues successives que les misères arrivèrent, chacune comme un dépôt caractéristique et différent du précédent, comme si le flot de la guerre abandonnait dans une hiérarchie implacable les souffrances et les turpitudes qu'il portait en son sein.

Nos premiers pensionnaires furent tout naturellement les enfants que les parents n'avaient pas repris, à la fin de la colonie de vacances, soit parce qu'ils s'en désintéressaient, soit parce qu'ils partaient en Allemagne. Cette première clientèle des Maisons d'enfants fut constituée par les épaves d'un prolétariat sans âme qui ne s'était pas fixé depuis l'exode. La colonie de vacances que nous venions de diriger à Charny nous en avait montré quelques solides exemples : fugueurs auxquels l'exode avait révélé des plaisirs hasardeux et violents de chapardage et d'aventure, enfants d'alcooliques instables et jamais satisfaits, « durs » organisateurs, qui portaient en eux l'instinct de la bande, et qu'une collectivité quelque peu organisée épouvantait...

Leurs misères physiologiques et leurs tares furent telles qu'il fallut, après l'essai de classes de perfectionnement, en orienter un certain nombre vers des centres spécialisés. Les autres partirent comme ils étaient venus, éternels errants, faisant (on l'a noté depuis) le tour des Maisons d'enfants et des centres d'hébergement, sans jamais s’y fixer. L'un d'eux, qui fut notre pensionnaire en 1946, n'avait pas fréquenté, en 5 ans, moins de 7 « homes », et fait ainsi « son tour de France », sans grand profit intellectuel et moral.

1942-43. — Arrivèrent les autres : ils formèrent en 1943 les deux tiers de la population enfantine du home, ceux qui montaient la sente en rasant les murs, ceux qu'on introduisait au moment d'un « black out » favorable, et qui conservaient, des mois durant, leur visage muré d'enfants traqués, mal habitués a leur nom d'emprunt, vivant au début dans la terreur et l'envie d'une perpétuelle fugue qui les délivrerait.

Ceux-ci formèrent le noyau.permanent de notre Maison, et lui apportèrent un élément de richesse incontestable : d'abord parce que nous étions désormais « leur » famille, et qu'avec la souplesse et l'esprit d'assimilation qui les caractérisait, ils sentirent la nécessité de se fixer ; ensuite, parce que, venus de tous les points de l'Europe, voire des ghettos et des camps, ils apportèrent par leur diversité tous les éléments humains qu'une communauté enfantine peut souhaiter : enthousiasme, goût de la culture, nuances et oppositions de caractère si riches que notre travail d'éducateurs s'en trouva plus vivant et plus attirant.

La troisième vague qui vint battre nos murs apporta une mosaïque de cas variés — enfants atteints de troubles de l'émotivité (séquelles de guerre), enfants désadaptés après la tourmente, orphelins — tous cas sociaux à étudier individuellement, et qu'un traitement personnel dans tous les domaines peut seul rééquilibrer.

Qu'en nous excuse, sortant ici des cadres du sujet traité, d'ouvrir une parenthèse, et de fixer en quelques mots une modification des conceptions sociales concernant l'enfance.

Avant la guerre, on concevait difficilement (et certains corps ou certaines classes sociales n'ont pas encore désarmé) autre chose que la cellule familiale à priori parfaite et inattaquable, ou si elle-ci faisait défaut, l'internat désigné sous le nom anonyme de pension et pour l'enfant inadapté ou en rébellion, la maison de redressement qu'on appelait plus, significativement maison de correction. Il fallut la guerre et ses turpitudes, la disparition ou l'abjection (plus visible qu'en période normale) de la cellule familiale, pour que fût admise la nécessité du home d'enfants et la création généreuse encore qu'un peu artificielle des villages d'enfants.

Notre Maison fonctionna pendant toute la guerre et l'occupation, avec ses 80, puis ses 100 enfants, avec son personnel frappé par Vichy ou réfractaire ; dans une atmosphère ardente de recherche et de création, pimentée par le mystère de notre vie d'isolés, derrière des murs gris et un rideau d'arbres épais.

Certes notre vie ne fut pas quiète : difficulté du ravitaillement qui nous jetait, l'économe de la Maison et moi même, sur les routes bombardées de Sully~sur-Loire, qui nous forçait, à arracher de nuit dans les champs tourangeaux les tonnes de carottes qui composeraient une part importante de notre nourriture d’hiver ; difficulté d’admission dans les hôpitaux des enfants à l’état civil maquillé ; inquiétudes devant les visites inopinées d’envoyés du Commissariat aux Affaires juives, ou devant l’arrivée d’Allemands qui avaient saisi un camion de denrées nous appartenant, énervement constant des descentes aux abris, fort heureusement situés dans notre maison (ils furent, dit-on, un appendice des Caves royales de Sèvres, et autrefois l’un des passages souterrains secrets de Versailles à Paris).

Dans cette période où la vie du dehors s’écoulait morne et sinistre, quoi d’étonnant à ce que l’effort de notre petite équipe fut porté vers la recherche ? Quoi d’étonnant aussi à ce que la qualité particulière des pensionnaires, les lacunes de leur éducation, nous portassent tout naturellement vers « l’École nouvelle » et son effort d’individualisation de l’Enseignement ? À ce moment, plusieurs problèmes se présentèrent à nous.

Une préoccupation d’ordre social et moral : sauvegarder les valeurs sur lesquelles s’étaient construite notre vie antérieurement à la guerre et sur lesquelles reposaient notre culture, et c’est pourquoi nous affichâmes dès 1942, à l’entrée de notre Maison, une sorte de proclamation qui devait - selon nous - détruire toute équivoque. En voici le texte :

Pour une méthode d'Éducation nouvelle : sauvegarder les valeurs morales.

« L'Éducation nouvelle » ne serait qu'une technique plus vivante et plus ingénieuse que les autres, sans plus, si son but suprême n’était l'éducation de la personnalité morale de l’homme seule condition de perfectionnement de la société au sein de laquelle il vit. »

« L'Éducation nouvelle » doit donc faire mesurer à l'enfant le sens et la grandeur de ses responsabilités devant lui-même et devant les autres. La vie en équipe en est le meilleur apprentissage. Il importe que chacun des enfants de l’équipe ait des responsabilités, et qu'il accomplisse seul et librement les tâches dont il a été chargé. »

« S'il a été choisi comme « délégué d'équipe », il est comptable à tous moments de ses actes devant ses pairs. Nous ne voulons pas risquer de vider l'équipe de son sens social profond en établissant prématurément une hiérarchie qui pourrait peser sur des consciences en formation. Ainsi l'équipe, telle que nous la comprenons, développe l’esprit d'égalité et de coopération. »

« Mais le petit d'homme ne peut créer que s'il est placé dans un climat favorable, sans les contraintes qui étouffent son initiative et sclérosent son goût d’action… ll faut qu'il puisse agir et entreprendre à sa guise. Il fait ainsi, dès son jeune âge, l'apprentissage de la liberté sans laquelle meurent ses facultés créatrices et l'originalité de sa responsabilité. »

2° Ce point posé, en réponse aux notions d'équipe et de chef chères à Vichy, après une étude sérieuse des différentes méthodes en usage, après la visite de nombreux centres où trop souvent l'innovation résidait en des formules faciles, grégaires plus que coopératives, nous décidâmes de ne nous inféoder à aucune école, ni à aucune secte, soucieux en cela de respecter la personnalité du maître que nous ne voulions pas amputer de son pouvoir créateur, en le condamnant à être le desservant d'un culte établi ; et si, à l'arrière-plan, le visage sérieux et doux de Decroly, ses méthodes d'observation rigoureuse guidaient notre enseignement, nous ne mîmes pas en usage les centres d'intérêt codifiés par ses disciples.

Tous et toutes issus de l'enseignement public, nous avions senti qu’il nous suffisait d'élargir, d'individualiser et d'assouplir dés méthodes actives déjà en usage dans bien des écoles rurales. Nous n'avions pas « une clientèle de bonne bourgeoisie » comme celle de Decroly, libérée des soucis d'argent, il fallait qu'en sortant de la Maison les enfants puissent fréquenter les écoles et les collèges sans être des désadaptés et qu'ils eussent un métier solide pour préserver leur dignité et normaliser leur vie : les techniques « d'Ecole nouvelle » nous permirent une orientation toute naturelle des enfants.

Ceux-ci — il en reste une cinquantaine de la période héroïque — ont grandi ; la Maison a cherché à s'étendre pour suivre le rythme de leur développement et leur donner de nouveaux ateliers, de nouvelles classes... Mais les baraquements ne peuvent être qu'une solution d'attente, avant le départ dans les locaux plus vastes que nous souhaitons.

Après 8 ans d'expérience et de recherches, un danger nous guette : la routine, la facilité. Nous le savons, et nous nous efforçons de nous maintenir jeunes et vigilants, aidés en cela par « nos enfants » dont les problèmes individuels nous forcent à nous maintenir en état constant et nécessaire de salutaire inquiétude.

Yvonne HAGNAUER

P. S. — Depuis la Libération, notre Maison fut à la charge de l'Entr'aide française dont la dissolution aurait pu aboutir à la mort de notre œuvre. La généreuse intervention du Directeur de l'Enseignement de la Seine, l'opportune initiative de nos amis du Conseil Général appuyée par l'action de tous nos amis connus et inconnus a permis de constituer une association placée sous le contrôle du Département de la Seine et subventionnée par lui.

Haut de page

Caravelle (lino)