Sommaire

Centenaire de Decroly

Recherche pédagogique et expérimentations ( Revue de la coopération OCCE - 1972 )

A l'occasion de l'exposition qui vient de se tenir à « l'Institut National de Recherche et de Documentation Pédagogiques », nous avons demandé à Mme Hagnauer de présenter la personnalité et l'œuvre de Decroly.

Elle nous a paru particulièrement qualifiée pour le faire en raison de sa qualité de « Directrice honoraire de la Maison de Sèvres » dont la vie pédagogique s'est profondément inspirée de l'idéal pédagogique decrolyen.


Sur les pas de Decroly… La coopération et l'esprit decrolyen…

Montons jusqu'au deuxième étage de l'I.N.R.D.P., rue d'Ulm, pour trouver retracée dans une longue galerie vitrée, l'œuvre de celui qui réunit en lui les exigences du médecin, du psychologue, du savant et qui, de surcroît, fut un des plus coopératifs, des plus passionnés des pédagogues et un solide coopérateur.

Il est bien inutile, dans le déroulement de cette vie si modeste, si simple, d'écrire un « article ». Les tableaux qui relatent cette vie, toute consacrée à l'enfance, parlent d'eux-mêmes, il n'est que de se laisser conduire pas à pas ...

Le médecin

Tout d'abord, une biographie, relation d'une vie trop brève, 1872-1932, et des photos qui parlent aux enseignants de ma génération, les diplômes où sont portés en ronde calligraphiée les éléments de son doctorat en médecine : pathologie générale, anatomie pathologie, pathologie et thérapeutique spéciale des maladies internes, y compris des maladies mentales...

Et Decroly quitte sa Belgique natale, travaille à Berlin, à Paris, se spécialise dans les maladies nerveuses, s'enthousiasme pour la psychologie normale et pathologique, ce qui fera dire au professeur Langevin, en 1944, au « Congrès national Decroly » :

« Sa supériorité, c'est d'éclairer le normal par l'anormal, et de mettre en évidence sur les arriérés les aspects fondamentaux insuffisamment observés et utilisés jusqu'à lui, dans le développement normal de l'enfant. »

Sa vie

C'est le déroulement uni d'une vie, d'une vie presque humble dont les revenus modestes furent tout entiers sacrifiés à son école, à son œuvre ; il a trois enfants, élargit son foyer, adopte une petite fille, Nénette, reçoit chez lui des enfants déficients, et crée en 1901 1'« Institut des Enfants irréguliers » de Bruxelles. Je souligne, en passant « enfants irréguliers »; sa délicatesse était telle qu'il se refusait à leur donner l'étiquette qui les classe définitivement et désespérément hors d'une société qui n'a que trop tendance à sérier et à éliminer ce qu'elle appelle crûment ses déchets...

Il ouvre, en 1907, son école de 1'« Ermitage », devient médecin inspecteur des Ecoles spécialisées de Bruxelles, crée les premiers éléments de la « Société Belge de Pédotechnie ». Il semblerait que, sa carrière équilibrée, son école en plein essor, il s'abandonne enfin aux joies d'une vie familiale sans heurts. C'est mal le connaître, c'est ignorer l'APÔTRE dans le savant. Et c'est en 1916 que, penché sur la misère des enfants abandonnés, il fonde les Homes d'enfants, gérés sous forme coopérative. En 1932, il disparaît à l'âge de soixante et un ans, usé par les multiples besognes entreprises que ce corps frêle ne pouvait supporter. A la veille de sa mort, il essayait, en quelque sorte, de faire le bilan de son action lorsqu'il écrivait :

« J'ai essayé de consacrer toute ma vie à ce problème complexe qui concerne l'enfance et si, par hasard, il m'est arrivé d'aider en quelque chose ceux qui ont à élever le petit de l'Homme, c'est fort intéressant pour moi, et certainement très utile pour tous ceux qui ont la responsabilité de l'éducation. Mais, je vous dirais que, pour moi, l'étude de l'enfant est plus qu'un violon d'Ingres, c'est ma passion, c'est une sorte d'instinct, si vous voulez, et je ne vois pas quel mérite on peut avoir à satisfaire un instinct... »

On peut dire que cette confession finale est la synthèse d'une vie au service de l'enfant. Il publiera peu ; pour lui, il ne s'agissait pas de mettre en valeur ses recherches et d'en tirer gloire et argent ; il s'agissait, riche de ses découvertes et de ses connaissances, de se pencher sur tous les problèmes qui assaillent l'enfance, réalisant par l'action, avec cette modestie qui nous fait encore plus admirer et aimer l'homme que le savant, ce qu'il préconisa pour l'enfant :

« Il faut bien se persuader que l'être vaut par ce qu'il fait, non par ce qu'il sait. »

Le psychologue, le pédagogue

La médecine, et plus encore la spécialisation dans l'étude des maladies mentales est un levier puissant pour les recherches en psychologie, et il explique en 1931 les raisons pour lesquelles il s'est orienté vers la psychogénèse, base de départ de son étude de l'enfant :

« Nous adoptons, dit-il, une base biologique, ou plutôt, biopsychique. Il n'est pas possible, en effet, d'imaginer un être vivant dont la nature biologique n'influe sur le côté mental : c'est pourquoi notre base doit être biopsychique. »

Biopsychique, elle le fut : qu'on se souvienne de sa méthode d'examen de l'enfant : en tout premier lieu, le milieu dans lequel il vit (matériellement, sur le plan affectif, sur le plan moral)... Poursuivant sa patiente investigation, il s'enquiert des antécédents (parents, frères, sœurs) et aussi de ceux de l'enfant du point de vue. physique, intellectuel, affectif, scolaire, son état présent (physique, sensoriel, moteur). Puis vient l'examen intellectuel qu'il a publié sous forme de Tests, dès 1925 : examen lent des facultés : attention, mémoire, perception, comparaisons, associations, raisonnement, invention, classification, schématisme, critique, symbolisation, exercice du langage. Sans oublier l'examen affectif : instinct, émotions, sentiments, comportement, globalisation.

La globalisation

Ce mot éveille, trop souvent et uniquement — surtout parmi les vieux routiers de la Pédagogie — une méthode de lecture qui fit couler beaucoup d'encre et alimenta des controverses passionnées : il apparaît utile, une fois encore, d'insister sur cette fonction d'observation du réel et Decroly le rappelle avec insistance dans une formule lapidaire: « C'est la totalité de l'individu qui pense, perçoit et agit ensemble » (le rôle des phénomènes de globalisation, 1927)... Il éprouve d'ailleurs le besoin de revenir sur ce sujet à maintes reprises :

« La richesse du réel présente, sur n'importe quel fac-similé, l'avantage de solliciter entièrement l'affectivité, en s'appuyant sur le jeu, l'imitation, l'observation, l'effort, en sollicitant, par là-même, la faculté d'appréhension globale qui se déploie au maximum dans la mise en œuvre de toutes ses tendances. C'est dans la totalité de son espace sensori-mental que l'enfant doit être mobilisé. »

Notre propos n'est pas ici de rouvrir un débat sur la méthode globale de lecture. Celle-ci ne pourra être entreprise avec plein succès que lorsque la liaison entre la grande section des Ecoles Maternelles et le Cours Préparatoire sera effective : on pourra alors passer sans heurts de l'approche globale à la découverte des analogues, et surveiller la qualité phonétique de la lecture...

« L'intérêt des enfants est le levier par excellence. »

« Je tiens compte, disait encore Decroly, de cet élément affectif primordial... L'intérêt pour la connaissance base de l'éducation naît du besoin.  » Cette idée était déjà celle de Claparède et de toute une lignée de pédagogues suisses, dont Ferrière : les grands besoins de l'Homme, se nourrir, se vêtir, se loger, se défendre, travailler, auxquels certains éducateurs des petites classes croient utile d'ajouter désormais... se recréer ; mais le Maître n'avait-il pas dit, parlant du jeu et de l'étude : « L'opposition entre ces deux types d'activités n'est pas justifiée, et il est bien plus rationnel de considérer le jeu comme une préparation nécessaire à l'occupation laborieuse. »

Mais il est juste de remarquer que les grands besoins humains se sont faits plus nombreux avec l'évolution scientifique et technique des sociétés humaines, depuis sa mort. Et si Mme Libois a cru devoir ajouter aux grands centres prévus par Decroly, « se reproduire, s'adapter, se recréer », l'équipe de la MAISON DE SEVRES l'étendit jusqu'à « se connaître, se sentir solidaires, coopérer »,·et encore: « L'homme découvre, l'homme invente » La souplesse de la méthode Decrolyenne est telle que, si le besoin engendre l'intérêt, par voie de réciprocité, l'intérêt engendre le besoin de connaître plus encore...

Les étapes de la connaissance

« Connaître, dit Decroly, c'est apprendre à observer avec précision les faits naturels les plus importants, apprendre à tirer de l'observation des concepts généraux, favoriser l'extériorisation de ce que ces concepts déterminent, tels sont les buts fondamentaux de l'Ecole. »

Les étapes en sont d'ailleurs minutieusement consignées :

1) Connaître directement par l'intermédiaire des sens;
2) individuellement, par des souvenirs;
3) par l'examen de documents actuels;
4) par ceux qui sont relatifs à des phénomènes passés.

Les faits observés, associés, présents et passés, composent alors le fonds dans lequel on puise pour s'exprimer avec d'autant plus de chaleur et d'intérêt qu'ils ont été, en quelque sorte, personnalisés par la recherche.

…voir fleurir la libre expression de l'enfant… (Photo I.N.R.D.P. -Suquet-Allard)

Eduquer l'enfant par le milieu, pour le milieu

Je cède, une fois encore, la parole à notre cher et regretté Wallon.

« Le milieu, conception raisonnable, dit-il, harmonieux, révolutionnaire à l'égard de l'enseignement traditionnel qui isolait l'école de la vie… révolutionnaire à l'égard d'un enseignement dogmatique où se trouvaient confondus la vérité obligatoire en place de l'observation, le découpage scolaire au lieu de l'investigation spontanée, la formule autoritaire substituée au besoin de s'exprimer ... »

J'entends bien, hélas ! les critiques : — oui, mais Decroly vivait dans une calme école de banlieue, avec un nombre restreint d'enfants ! — Sans doute la besogne lui fut-elle facilitée, à cet égard, mais n'a-t-i1 pas dit, prévoyant prophétiquement les objections :

«Les procédés pratiques doivent être en perpétuel remaniement, les moyens d'investigations doivent s'adapter aux circonstances, au milieu, doivent tenir compte des nécessités du moment et des conditions locales. »

Un ton prophétique

Nous avons tous combattu, à l'O.C.C.E. plus encore que partout ailleurs, pour abattre les vieilles murailles fortifiées par le rempart des dogmes !

Mais, il faut croire que Decroly eut, plus encore que nous, à convaincre et à lutter… Ecoutons-le, une fois encore :

« Introduire des innovations dans les programmes et les méthodes d'éducation, ce n'est pas une paille ! »

« Le mécanisme, lentement élaboré par les siècles, est complexe et peu susceptible de réfections importantes... Aussi, la plupart de ceux qui y vivent et qui en vivent trouvent-ils qu'il vaut mieux ne pas y toucher. Ils ne s'y trouvent d'ailleurs pas mal et n'en constatent pas les lézardes qui annoncent la décrépitude et l'écroulement proches. » (1923).

Liberté et discipline : la place de la coopération dans l'éducation

On imagine assez, en se replaçant dans le temps, comment cet appel du Maître à la liberté pouvait être ressenti par les éducateurs, défenseurs des « dogmes »... et cependant, il n'a rien perdu de son actualité :

« La liberté peut être considérée comme gênante, surtout par l'adulte qui prétend organiser le milieu pour lui seul. Tout le problème est là. Faut-il que l'adulte passe avant l'enfant, ou l'enfant avant l'adulte ? »

Serions-nous, nous membres de l'O.C.E.E., decrolyens ?

En organisant le milieu pour l'enfant et par l'enfant, en le structurant socialement par l'organisation de la Coopérative, nous répondons à ce que Decroly lui-même écrivait encore en 1923 :

« Il ne faut pas considérer le système de la liberté comme une capitulation, une attitude passive, indifférente de la part de l'éducateur, mais, au contraire, une attitude positive s'exerçant plus ou moins directement sur l'enfant, surtout par la manière d'être, l'exemple de l'éducateur et l'organisation de l'ambiance. »

Cette ambiance de chaleur, d'intérêt, de foi dans l'éducation, on la retrouve dans toutes les interventions des coopérateurs pendant les Congrès : décloisonner et faire, au sein des établissemenls souvent trop importants par le nombre d'élèves, des groupes de vie et d'action qui rayonnent et attirent.

Et, si Decroly pouvait encore errer parmi les groupes de congressistes avec son habit noir de magister et son col trop raide pour son doux visage, il verrait sans doute avec émerveillement des études de milieux précises et documentées, des créations sorties d'ateliers auprès desquels le petit appentis d'Uccle eût sans doute semblé bien primitif, et il verrait parmi les multiples journaux coopératifs fleurir la libre expression des enfants.

...Et, si je pouvais, après ce trop bref rappel de la vie d'un des précurseurs de « l'École nouvelle », formuler quelques réflexions sur l'actualité pédagogique, je dirais que, pas un moment, durant les travaux du Congrès, je n'ai ressenti cette inquiétude larvée et lancinante exprimée dans d'autres milieux pourtant ouverts à toutes les formes de rénovation pédagogique ; « les enseignants, disent-ils, sont passés du découragement à la désorientation. »

Certains d'entre eux seraient-ils allés trop loin dans l'usage de la liberté, pour eux-mêmes et pour leurs élèves ? D'autres facteurs, les progrès techniques ont-ils favorisé la passivité satisfaite des jeunes ? Ce n'est point ici le lieu pour s'en expliquer et il semble bien que si les maîtres coopérateurs ont échappé à ce climat d'incertitude et d'angoisse, c'est, comme l'a souligné le Président Toraille, « parce que l'institution coopérative, par le jeu de régulation qu'elle introduit dans la classe, par les possibilités d'échanges, de communication et d'expression qu'elle donne à chacun, est un milieu privilégié pour l'apprentissage de la vie sociale et pour l'épanouissement maîtrisé de la personnalité,.»

Pourquoi, dans cette singulière époque où les « génies » rayent un instant l'espace avec l'éclat éblouissant et éphémère des météores, pourquoi Decroly a-t-il survécu au temps sans rien perdre de son actualité ? C'est encore le docteur Wallon qui nous fournit la réponse :

« La pédagogie ne peut être quelque chose de figé. D'âge en âge, et suivant les circonstances, il faut qu'elle se renouvelle, qu'elle se modifie, puisqu'elle doit être fondée sur les rapports qui peuvent s'établir entre les réalités de chaque époque et de chaque individu. »

« C'est pour avoir reconnu cette réalité essentielle de la pédagogie que Decroly lui a donné une fécondité illimitée. " (16 mars 1953).

Yvonne HAGNAUER,
Directrice Honoraire de la Maison de Sèvres.

Haut de page

Caravelle (lino)