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Marmotte 

(Radiographe dentaire)

C'est en octobre 1943 que la Maison de Sèvres est intervenue dans ma vie pour me sauver d'un désespoir qui me paraissait sans issue.

J'habitais un appartement démeublé et glacial où m'avait laissée seule un deuil irréparable, et la plupart de mes amis étaient loin de Paris. Mais demeurait Goëland, proche amie de jeunesse, qui animait, depuis deux ans déjà, cette Maison de Sèvres, de son courage, de son intelligence. de son inlassable bonté. C'était l'âge héroïque de la Maison, qui abritait tout ce qu'elle pouvait accueillir de jeunes et de moins jeunes, abandonnés, traqués, persécutés. Et c'est en risquant chaque jour sa vie avec une souriante audace, que notre Goëland, aidée d'une fidèle petite équipe, en a sauvé tant d'autres.

J'ai dit que j'étais alors absolument désemparée, et je me trouvais à la merci d'une dénonciation, ayant refusé de me soumettre aux lois infâmes sous lesquelles je tombais. Il ne pouvait y avoir de meilleurs titres à l'accueil de la Maison, dont j'ai partagé le sort pendant plus d'un an.

C'est là que je suis devenue « Marmotte », parce qu'un irrésistible besoin de sommeil ne me permettait pas, après minuit, de participer à la préparation difficile d'un Noël de guerre. C'est là, vraiment, que j'ai repris goût à la vie, car l'abandon n'était pas possible dans cette atmosphère de jeunesse, de santé, de gaîté, de travail qui m'entourait. Chaque matin, je prenais le train pour Paris, munie d'un précieux petit déjeuner préparé par monsieur Gambau l'économe, collaborateur digne de Goëland par son courage et sa bonté. Pour moi, il fut une des plus étonnantes personnalités de Sèvres : bourru et susceptible, tendre et coléreux, il déployait des trésors d'astuce et de diplomatie pour accomplir le miracle du ravitaillement quotidien.

Le soir, quelquefois, et le dimanche, souvent, j'assistais aux chants, aux danses, aux jeux improvisés par les enfants. Y prenait part Marcel Marceau, devenu célèbre dans son art, et qui, réfugié comme moi, et vaguement moniteur, manifestait son jeune talent de mime avec une savoureuse naïveté.

Mais il y avait les alertes; il fallait réveiller les petits, les rassurer et descendre tous, éclairés par des lampes de poche voilées de bleu, dans des caves profondes qui s'étendaient sous le jardin.

C'était un pénible exercice, que l'habitude rendait rapide et familier, et nous formions un cortège insolite de longues capes grises, glissant en ordre à travers les couloirs.

Goëland excellait à encourager, réconforter, moquer, soutenir les défaillants. Et, oubliant sa propre fatigue, elle savait aussi tirer du lit ceux qui préféraient, telle une paresseuse marmotte, le sommeil au refuge.

Il y avait une terrasse devant la Maison de la rue Croix-Bosset, et c'était une .place de choix, pour assister aux magnifiques et terrifiants feux d'artifice que donnaient les tirs de la D.C.A. ponctués du tournoiement des avions qui s'abattaient en flammes.

Il y avait des incidents comiques : je garde le souvenir d'une inspection imprévue d'un haut fonctionnaire de la collaboration, qui aurait pu fort mal tourner. Dans toute la Maison, il n'y avait qu'un minuscule portrait du « Maréchal », qui avait, comme par hasard, glissé derrière un piano où il demeurait oublié. Quelqu'un s'en est souvenu pour l'exhumer à temps, mais les enfants ignoraient tous le « Salut au Maréchal » ou je ne sais plus quel « chant patriotique » par lequel il convenait d'accueillir le personnage. Il y eut un moment d'affolement, mais le génie de la Résistance veillait, et il s'est découvert deux ou trois petits nouveaux venus qui connaissaient l' hymne en question et ils l'ont chanté à tue-tête, couvrant le bourdonnement informulé des autres...

Et puis, enfin, il y a eu la Libération, dont la Maison a partagé la joie. Et le Pingouin, résistant de la première heure, est revenu parmi nous, aidant par sa bonne humeur, sa gaîté, son esprit, à une réorganisation difficile, et ajoutant pour moi son affection à celle de Goëland.

Ce sont des souvenirs déjà lointains qui me viennent à l'esprit, et que j'évoque au hasard, étant prise de court, et les enfants de ce temps là, qui sont devenus des hommes et des femmes formés à la même école de courage, d'initiative, de tolérance, donnent, en réunissant ces témoignages, la preuve de la fidélité et de la reconnaissance qu'ils gardent à cette maison de leur enfance - et je les remercie de m'offrir l'occasion d'y participer.

Les Amis de la Maison d'Enfants de Sèvres - Bulletin n°20 Juin 1962.

* * *

Notes de Pedrot, Gambau, Marmotte, Odier-Delfuss, :
Une brassée de souvenirs 1941 - 1961
Marmotte (radiographe dentaire)
Le Docteur est fou
Victor Gambau, Premier économe de la Maison

Fragments de notes d'Yvonne Hagnauer :
Les cartes d'alimentation…
Les temps difficiles…
L'Aide à la Maison de Sèvres par L'Unitarian Service Comittee of Canada

Lire sur le site sevres-pratique.com :
Une enseignante de la Maison de Sèvres pendant la guerre

Regards de Michel, d'Annie et d'Ancien(ne)s :
La Maison de Sèvres et les cadeaux de son enseignement
Une école pas comme les autres - (1971-1974)
Témoignages d'Anciennes et d'Anciens

Texte d'Hughette, :
Un devoir à rendre - (4 juin 2005)

Texte de Catherine, :
Maman Pé - (2002)

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