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Un devoir à rendre…

(récit d'une vieille dame - mars 2005)

Alexandre, élève de 3è avait un devoir à faire : « interviewer une personne qui a vécu la seconde guerre mondiale ». Ça tombait bien, la voisine avec ses joyeux 77 printemps avait été en plein dedans. Fiston et maman, munis de papier et de stylos arrivant. Et la voisine redevient l’adolescente, submergée par l’émotion, ne trouve plus sa respiration, au bord du malaise ; tous les souvenirs sont tassés dans un placard au fond du cerveau.

Quoi dire, par où commencer, comment être cohérent ? Le placard est un vraquier, on n’y met pas le nez tous les jours. Ce qui revient le plus vite, c’est toujours pareil. La guerre, c’est tous les hommes partis, encore en vie ou déjà morts, les femmes les remplacent partout. Chaque famille, la peur au ventre, lorgne le passage d’un gendarme qui viendrait apporter une mauvaise nouvelle. Pour cette voisine, le souvenir immédiat, ce sont les petites filles de son école avec ou sans étoile Jaune qui, un beau matin (pourquoi cette expression littéraire ?) ne réapparaissent pas ; ce sont les trains à bestiaux, plombés dans la gare du Nord, voie n° 1, d’où sortent des bruits, des paroles, peut-être des cris, ce sont les bruits de bottes, l’accent allemand tout autour. Chacun a dû déclarer ce qu’il possédait, nouilles, charbon, savon, pour la « réquisition », une omission ? Fusillé…

Il y avait des tickets pour tout produit, le nombre de points était inscrit sur l’article, gravé dans le métal. Quantité délivrées selon les catégories : J1, J2, J3 – travailleurs de force.

( La voisine c’était moi, je passe au « Je »). En plus, à l’école, chaque jour nous avions des friandises pour faire de nous une génération costaude, des biscuits à la consistance de poussière ou meilleurs, des pastilles roses vitaminées, acides, qui avaient le pouvoir de décolorer l’encre. On s’amusait comme on pouvait, l’encre était fabriquée sur place, faite de poudre dissoute dans l’eau, il fallait en refaire pour remplir les encriers de porcelaine, pauvres profs !

Pour parfaire notre santé il y avait le sport, le Grand palais avait été transformé en stade couvert. Nous avions de ravissants bloomers. Mais cette année-là, il y eut l’épidémie de diphtérie « tenue secrète ». Atteinte, en quarantaine, je n’ai pas fait travailler mes muscles.

Les journées étaient ponctuées de la musique des sirènes, alerte, ruée « dans le calme » vers les caves abris, avec le barda, pas question d’arrêter les cours, souvent la loupiote de l’abri s’éteignait, tout tremblait, fin de l’alerte, retour à l’aire libre, à la lumière. C’était tombé où ? quoi avait été touché ?

Demie pensionnaire, parce que banlieusarde, je mangeais à la cantine, les odeurs restaient sur nous, surtout avec le poisson dont l’œil était terne depuis longtemps. Les lentilles ou « fayots » farcis de larves de charançons, « tu as la viande avec » disait mon papa …

Faute de fraises tagada ou autres smarties, nos seuls bonbons provenaient du pharmacien  du Boulevard Denain, il nous gâtait de bonbons médicaux bizarres qui rassuraient nos parents. J’ai survécu …

Dans la nature je ramassais la Saponaire, jolies petites fleurs roses. Avec la racine et des additifs, ma mère faisait du savon. Dans les camps, le savon était fait avec de la graisse humaine… 

Dans le jardin, équipée d’une boîte à conserve, je recueillais les larves des doryphores qui avaient le culot de bouloter mes pommes de terre, puis mon père les exterminait (c’est le même mot) en les noyant dans le pétrole.

Par la suite, l’occupant pouvait nous confisquer ces précieux tubercules pour nourrir les troupes

 « Comment insulter l’occupant, résister pacifiquement en se payant sa tête, par des petits détails patriotiques tricolores que chacun essayait d’arborer : ruban au chemisier, dans les cheveux en « choucroute », moi j’avais un petit tambour en feutrine porté en broche avec une épingle à nourrice, sur mon manteau ».

La dégustation des topinambours et rutabagas était accompagnée du fameux pain jaune  - rien à voir avec le vin jaune – la farine jaune, farine de maïs est le résultat d’une mauvaise traduction franco-américaine, le français disant « corn », l’américain traduisant maïs, c’était collant, insipide, mais c’était mieux que rien et quand il fait froid, manger est indispensable.

Chauffage minimum, je faisais mes devoirs avec mon manteau, des gants, une couverture sur les genoux, devoirs écrits sur du mauvais papier qui se déchirait sous la plume sergent-major et buvait l’encre.

Tout cela à l’air, anecdotique. Pendant ce temps, à toute heure, des portes de logements étaient ouvertes violemment, les occupants « raflés » suite à une dénonciation, le dénonciateur touchait la prime et en surprime récupérait un logement garni. Parfois, un enfant de la famille était à l’école et échappait aux chasseurs, mais que devenait-il ? Perdition ? Nouvelle identité ? Il fallait en savoir très peu afin de ne rien avoir à avouer au cas où. Impossible de décrire ce que nous ressentions. J’ai encore la gorge serrée, il n’y a pas de mot. Ce n’est pas le mot peur qui convient, la peur paralyse, nous devions être forts, calmes, conscients, discrets, nous n’étions que des enfants, trop mûrs. C’est en prenant de l’âge que j’ai compris ce qu’avaient ressenti nos parents.

Un jour un camion militaire a « raflé » (toujours ce mot), mon frère avec d’autres pour l’organisation Todd – coups, schlague, chiens, nourriture à récupérer dans les ordures – et nous peu de nouvelles, des mots comptés, censurés. Il faut avoir vu Oradour-sur-glane peu de temps après, les murs noircis, encore dans toute l’horreur.

En banlieue, près de chez nous, un petit garçon juif était caché dans une famille, fausse identité - bien sûr les siens étaient partis pour ne plus revenir- il avait sauvé un objet appartenant à sa maman, me l’a confié en garde, puis il a disparu. Mystère, naïvement j’avais toujours espéré le voir réapparaître et lui dire « tiens voilà ce que tu m’as confié »… c’est si loin à présent.

À Paris, il y avait un garçon que je ne connaissais pas, mais qui plus tard deviendrait mon mari, il entrait en clandestinité sous le nom de « Réfractaire », fausse identité, modification de son aspect, prudence, action, espoir, échapper aux sempiternelles rafles et ce qui s’en suit.

 Son père était chef d’ilôts, c’est-à-dire gestion-répartition des abris, un nombre de personnes était défini par abri, inscrit sur l’immeuble qui comportait un abri.

 Puis, ce fut la fin, le retour des survivants, états indescriptibles, l’avis des médecins aux familles qui avaient envie de les gâter, de les gaver « doucement leur estomac, leur état général ne peuvent supporter  ». Et eux, souvent agressifs, incapables de raconter leur vécu que l’on ne pouvait imaginer. 

Tout ce que l’on vient de commémorer, que je viens de vivre comme un matraquage pénible, répétitif, me semble, pour notre génération, une thérapie. Parce que tout le monde parle en même temps, les souvenirs se complètent, se rectifient, comme dans une famille, mais à plus grande échelle.

Hughette Ebzant, née en 1928

Merci à Hughette qui nous a donné ce texte à l'occasion de l'exposition du 4 juin 2005.

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Notes de Pedrot, Gambau, Marmotte, Odier-Delfuss, :
Une brassée de souvenirs 1941 - 1961
Marmotte (radiographe dentaire)
Le Docteur est fou
Victor Gambau, Premier économe de la Maison

Fragments de notes d'Yvonne Hagnauer :
Les cartes d'alimentation…
Les temps difficiles…
L'Aide à la Maison de Sèvres par L'Unitarian Service Comittee of Canada

Lire sur le site sevres-pratique.com :
Une enseignante de la Maison de Sèvres pendant la guerre

Regards de Michel, d'Annie et d'Ancien(ne)s :
La Maison de Sèvres et les cadeaux de son enseignement
Une école pas comme les autres - (1971-1974)
Témoignages d'Anciennes et d'Anciens

Texte d'Hughette, :
Un devoir à rendre - (4 juin 2005)

Texte de Catherine, :
Maman Pé - (2002)

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