Deux jeunes parisiens en l'année du premier métro

(1972 - Éditions de l'École - épuisé)

A mes petits enfants Lidia et Paolo Gallizioli
pour qu'ils retrouvent leur Nono (grand-père)
à travers son vieux Paris.
1973.
R. H..

Table des matières

  • L'avant-dernière année du siècle (page 7).
  • Un turgotin en 1899 (page 15).
  • En revenant du Croissant (page 17).
  • Papa Bergheim (page 21).
  • La famille d'une enfant studieuse (page 25).
  • Sous la lampe à pétrole (page 31).
  • Le cinéma, cause d'un terrible incendie (page 35).
  • Les jeux de Robert, enfant (page 39).
  • Courses et jeux dans Paris (page 41).
  • Une actualité catastrophique (page 47).
  • La grande roue et le trottoir roulant (page 53).
  • L'Exposition (page 55).
  • Des récréations (page 63).
  • Robert dans le métro (page 67).
  • Fin de siècle (page 79).
  • Travaux sur les textes (page 85).
  • Illustrations retenues par Pingouin
  • Les jeunes Parisiens que vous suivrez dans ce livre comptaient en 1900, à-peu-près autant d'années que vous en 1972…

    — Vivent-ils encore ? Pourquoi pas ?

    Suzanne serait une vieille dame de 82 ans. Robert un vieux monsieur de 85 ans. Ils seraient plus vieux que vos grands-parents ? Ce n'est même pas certain. Ils sont nés rue Oberkampf dans le XIe arrondissement. Mais leurs grands-parents étaient Alsaciens. Vos grands-parents à vous sont peut-être nés en Alsace ou en Bretagne ou en Normandie, ou en Provence, ou en Bourgogne, ou dans les environs de Lyon ou de Bordeaux... ou même en Algérie, en Espagne, en Allemagne, en Pologne, en Italie... dans des pays plus lointains encore. Mais vous êtes tout de même des Parisiens si vous vivez à Paris. Et si vous habitez dans une province française, ou en Suisse, en Belgique, au Canada, il vous suffira de passer quelques semaines à Paris pour devenir Parisiens. C'est dans les rues de Paris que l'on apprend le mieux l'histoire de France, même l'histoire du monde.

    Alors pourquoi Robert et Suzanne ne seraient-ils pas vos professeurs d'Histoire parisienne ? Car vous savez - ce qu'ils ont vu et entendu en 1900, depuis 1900... c'est déjà de l'Histoire, une Histoire souvent amusante, parfois émouvante... qui s'assombrit et devient tragique pendant deux terribles périodes : de 1914 à 1918 - de 1939 à 1945. S'ils vivent encore, Robert et Suzanne, comme vos grands-parents, auront échappé à de tragiques épreuves... Peut-être faudra-t-il vous raconter quelque Jour la vie de garçons et de filles de votre âge dans un Paris bombardé par des avions et des Berthas... ou dans un Paris occupé par des troupes ennemies, où il fallait se taire, se cacher, où chaque jour la préparation des repas posait des problèmes presque impossibles à résoudre, où la Liberté et la Joie étaient clandestines et proscrites.

    Aussi est-il déjà fort instructif de retrouver 1900, de comparer 1900 à 1972. Des questions vous sont posées sur chaque chapitre de cet ouvrage. Attention. Ce ne sont pas des questions scolaires. Vous n'êtes pas obligés d'y répondre. Et vous pouvez choisir celles auxquelles vous pouvez répondre. Commencez par dire ce que vous savez. Pour les autres questions, renseignez-vous, cherchez de vieux livres, de vieux journaux, des livres d'Histoire ou des romans écrits à cette époque.

    Interrogez les parents, les grands-parents, les amis, les maîtres, maîtresses, professeurs, les vieillards que vous connaissez. Et si vous avez répondu à toutes les questions, envoyez les réponses à l'auteur, en indiquant loyalement le temps de vos recherches. (Peut-être vous répondra-t-il si vous précisez votre nom et votre adresse !) (*) Ce n'est pas un devoir - mais un jeu et il vous promet de prendre un très vif plaisir à ce dialogue.

    * L'ouvrage étant du siècle dernier (et même du millénaire précédent !) la comparaison serait plutôt à faire de 1900 à 2005. Pour prolonger l'idée de Pingouin (Roger Hagnauer 1901-1986, l'auteur) nous répondrons volontiers aux messages (note du webmestre).

    L'avant dernière année du siècle

    En ces derniers jours de septembre 1899, une petite fille d'une dizaine d'années en robe blanche à volants, bas blancs, gants blancs sous un grand chapeau blanc, se tient bien sage, immobile et silencieuse à l'intérieur du grand tramway mécanique à impériale, qui va de la rue Taitbout à la Muette.

    Elle adore ces longs voyages dans des quartiers riches qu'elle connaît peu. Car pour atteindre la rue Taitbout, non loin de l'Opéra, par les Grands Boulevards, il a fallu d'abord emprunter l'omnibus à chevaux : Madeleine-Bastille. Il a fallu attendre place de la République un omnibus, puis rue Taitbout un tramway, avec places libres à l'intérieur, car la maman ne veut pas monter à l'impériale où l'on se salit facilement, où les vêtements se chiffonnent, où le vent soulève les jupes et froisse les voilettes des dames.

    Assise en face de sa fille, sur la longue banquette latérale, la maman a tendu une pièce de monnaie au receveur qui passe entre les banquettes, avec sa sacoche et sa planchette à billets : c'est amusant de le voir mouiller son doigt et tirer deux petits rectangles minces comme le papier à cigarettes de grand-père. Comment peut-il s'y reconnaître parmi tous ces billets de multiples couleurs... Jaunes pour la maman et la petite fille, rouge pour leur voisin, bleu pour la grosse dame à l'autre extrémité. Maman a glissé les billets dans la fente de son gant; car il ne faut pas les perdre, il faut pouvoir les présenter au contrôleur et les garder pour le retour.

    La petite fille s'intéresse au conducteur, debout la main sur une manivelle. Tout à l'heure, des chevaux tiraient l'omnibus et de l'intérieur on ne voyait que les pieds du cocher....

    Il faut être bien sage... On va rendre visite au grand oncle, très riche, peu commode, qui habite dans le plus beau quartier de Paris, à Auteuil. Lorsque l'on vient des rues populeuses, encombrées, bruyantes, où de lourds chariots font sonner les pierres des chaussées, on se croit transporté dans un autre monde : une banlieue résidentielle à hôtels particuliers, villas avec jardins, petits pavillons abrités par des rideaux de verdure, rues presque silencieuses où les sabots des chevaux touchent à peine les pavés de bois.

    L'oncle, grand vieillard à favoris blancs, à tête presque chauve, raide sous sa longue redingote grise, sa canne à la main, attend, sa nièce et sa petite-nièce devant la porte cochère de l'immeuble : il se coiffe de son chapeau haut de forme et parle d'un ton bourru...

    « — C'est à cette heure-là que vous arrivez ? Mathilde, tu ne seras jamais exacte.
    — Mais mon oncle, le voyage est si long de la rue Oberkampf…
    — Il fallait partir plus tôt... »

    De sa canne, sans se baisser, il touche le chapeau de la petite fille:

    « Cette enfant-là, ne s'amusera pas là-haut. C'est l'heure de ma promenade quotidienne. Vous allez venir avec moi. Nous traverserons le bois et je vous laisserai à Boulogne.
    — Mais, mon oncle, nous avons nos tickets de retour... »

    L'oncle hésite. Quoique riche, il n'aime pas le gaspillage : un sou est un sou... Des tickets perdus!... Mais à son âge on n'a pas le droit de gâcher une promenade. Et la petite fille si sage, trop sage, attendrit le vieux bonhomme... « Je vous donnerai de 1'argent pour le retour. Appelle un fiacre! » Car l'oncle : n'a pas de voiture particulière.

    On en a trouvé un découvert; l'oncle et la nièce se casent dans le fond, la petite fille se place sur un strapontin, en face d'eux. Dans les allées du bois de Boulogne elle peut comparer les chevaux aux formes lourdes qu'elle a vu traîner l'omnibus et le maigre « canasson » de leur fiacre, - aux bêtes superbes, racées, fières., tirant ou portant des messieurs et des dames. quï se promènent là, non pour leur plaisir, mais par obligation mondaine, pour qu'on les voie, qu'on remarque leur costume, leur attitude et leurs gestes…

    L'oncle, d'un geste large de sa canne, semble balayer les landaus, les coupés, les calèches où souvent à côté d'un cocher à chapeau haut de forme se tient un laquais, les bras croisés portant même couvre-chef... les cavaliers à monocle et les amazones à jupe bouffante débouchant d'allées cavalières.

    « Si tout cela disparaissait, la France ne s'en porterait pas plus mal... » Mathilde veut-elle flatter l'oncle dont la fortune l'impressionne ? « Mais, mon oncle, il y aura toujours des riches et des pauvres...

    Les riches qui n'ont pas gagné leur richesse par leur travail sont des parasites à supprimer, comme de mauvaises herbes... »

    C'est sans réplique…

    Le cocher du fiacre, bon gros père à figure joufflue et rouge, qui caresse de son fouet son compagnon avec un affectueux « Hue ! Cocotte... », semble désireux de se mêler à la conversation :

    « Il y a bien ceux qui n'ont pas eu de chance .., qui ont travaillé, n'ont pas réussi, sont tombés dans la misère, ne peuvent plus rien faire...
    On peut toujours faire quelque chose. On peut toujours travailler. Je déteste les mendiants et les parasites... surtout ceux-là »;

    réplique l'oncle en montrant de sa canne quelque prince de l'élégance masculine. Il ne lui déplaît pas de donner une leçon à cet effronté phaéton !

    « Jeune homme (le cocher a au moins cinquante ans. Mais l'oncle est octogénaire) depuis un an, des chantiers travaillent sans relâche à évacuer la terre pour que l'on construise le Métropolitain souterrain qui doit circuler de Vincennes à l'Etoile, pendant l'Exposition de 1900. Le fils d'un de mes vieux amis, un ingénieur, n'a pu recruter assez de terrassiers, pour le chantier qu'il dirige. Alors il a embauché des chômeurs. Et dans son équipe, il y a des commerçants en faillite, des acrobates sans emploi, un dentiste sans clients et même un marquis ruiné...
    — Que feront-ils, quand le Métropolitain sera terminé? dit Mathilde.
    — Ils trouveront autre chose. Et s'ils ne trouvent rien, ils auront au moins servi à quelque chose, tandis que ceux-là - et sa canne pointe vers de jolies dames que saluent des messieurs - ne servent à rien et nous encombrent, de leur naissance à leur mort. »

    L'oncle croise les mains sur sa canne et lève sa tête dominatrice. Le brave cocher, intimidé, préfère regarder les rênes de son cheval. Soudain, il reprend de l'assurance. Un spectacle inattendu va lui permettre de gagner la sympathie de son vieux client. Un étrange animal accroupi, face à une espèce de guérite posée sur un châssis à quatre roues s'acharne à tourner une manivelle. Il disparaît dans un manteau en peau de bique, la tête coiffée d'une casquette à rabats, le visage dévoré par une énorme paire de lunettes. Enfin une pétarade éclate, la voiture est agitée d'un tremblement convulsif. L'animal remonte sur le siège, ses genoux lui rentrent dans l'estomac, il prend entre ses deux mains une barre d'acier horizontale, perpendiculaire à la direction et la voiture s'ébranle dans un nuage de poussière.

    « Sentez-moi cela, dit le cocher, ces rupins-là s'amusent avec leur invention grotesque et infernale. Ils reprochent à nos fiacres leur odeur de crottin. J'aime mieux cela que cette odeur d'essence qui vous pique le nez à un kilomètre. Et cela fait tout juste 10 à 15 km par heure. Si j'excitais Cocotte, elle dépasserait 40 km. »

    Mais l'oncle décidément ne veut pas sympathiser avec ce cocher qui l'agace. « Vous parlez trop vite. Le 1er mai dernier, on a dépassé les 100 km heure, dans une automobile électrique. Je déteste les ennemis du progrès. En Angleterre, il y a quatre ans une loi obligeait à faire précéder les voitures sans chevaux par un homme agitant un drapeau rouge. Faites-en autant, si vous l'osez. Il faudra bien que vous vendiez votre cheval à une boucherie et que vous deveniez un chauffeur à taximètre.
    Plutôt crever… »
    « Ma foi! C'est une solution... »

    Mathilde a peur que le cocher ne se fâche. Elle veut détourner la conversation: « Cette exposition de 1900 commencera le vingtième siècle.
    Non !
    Comment ce sera bien la première année du vingtième siècle.
    Non : la dernière année du dix-neuvième siècle.
    Je ne comprends pas.
    Tu ne sais pas compter. Si tu changes un billet de 100 F contre des pièces de 1 F, tu en voudras 100, pas 99. L'année 1900 sera la centième année du siècle. Le siècle suivant commencera le 31 décembre 1900 à minuit. »

    L'oncle s'attendrit. Il se penche et saisit affectueusement le menton de sa petite nièce.
    « Cette enfant circulera dans le Métropolitain sous tous les quartiers de Paris. Elle voyagera dans toutes nos provinces, dans des voitures très rapides, confortables, sans odeur. En huit heures, elle ira de Paris à Marseille. - Peut-être volera-t-elle au-dessus de la Manche ou de l'Ocoon ? L'exposition, ce sera le triomphe de l'électricité et du progrès... Je ne serai plus là, probablement. Cela vaudra mieux, car je ne suis plus qu'un vieux meuble inutile. Si je pouvais au moins assurer l'avenir de cette enfant..

    Le cocher tente encore une intervention.
    « N'empêche que l'année dernière, le président de la République Félix .Faure disait à des fabricants d'automobiles : vos voitures sont bien laides et sentent bien mauvais.  »
    « Il est mort cette année, conclut l'oncle. Le vingtième siècle débutera sans lui... ».

    Notre petite fille tout en blanc, sans bien comprendre ce que disent les grandes personnes s'est amusée à suivre les gestes du grand oncle dont la canne menace tout le monde, même le cocher qui se tait maintenant et ne sourit plus.

    Soudain, en passant entre le lac du bois de Boulogne et la terrasse d'un grand café, maman pousse un cri de surprise indignée.
    « Qu'est-ce qui te prend ? dit l'oncle.
    Regardez ces créatures en culotte. On ne dirait pas que ce sont des femmes ! »

    En effet à la terrasse du café, des dames seules, attablées portent d'étranges costumes : blouses blanches ou noires, culottes bouffantes, cravates déployées à l'artiste, canotiers d'hommes.
    «Comment des femmes peuvent-elles être servies dans un café lorsqu'elles ne sont pas accompagnées ? Et ces culottes ? Si elles se promenaient ainsi dans mon quartier, on leur enlèverait leur culotte pour leur donner le fouet. »

    L'oncle regarde avec un léger sourire, une dame tout en blanc sauf ses bas noirs qui, les mains au guidon, un pied sur une pédale, tente de placer sa forte croupe sur la selle d'une bicyclette.
    « Ce sont des sportives, des passionnées de la "petite reine". Si elles montaient en amazone, leur jupe se prendrait dans la chaîne et elles tomberaient sous leur machine. C'est tout de même plus pratique que le cheval... un peu plus salissant. Et cela doit être bon pour les jambes des petites filles. Aimerais-tu. faire de la bicyclette ? demande~t-il à l'enfant. »

    Mathilde pousse un nouveau cri : « Je ne vivrais plus si je la savais roulant sur cette, machine entre les omnibus, les fiacres, et les chariots… »

    L'oncle, pour la première fois, rit franchement et ses favoris blancs frémissent : « Tu crois qu'elle restera toujours dans tes jupes ? Pauvre petite Suzanne ! Je t'offrirais bien une bicyclette pour tes étrennes. Mais ta mère la revendrait pour t' acheter un corset. »

    L'oncle a laissé Suzanne et sa maman à Boulogne à une station du tramway qui va au Louvre...

    Il n'y a que deux places assises à l'intérieur. Séparée de sa mère, Suzanne est à côté d'un monsieur portant chapeau melon et moustache tombant des deux côtés de la bouche, qui parle à son « vis-à-vis », portant petite barbiche en pointe. Suzanne ne comprend pas grand-chose à ce qu'ils disent: Elle les entend parler d'un certain capitaine Dreyfus, encore une fois condamné : « Il est innocent. - Il sera gracié. - On ne peut pas gracier un innocent. On ne peut gracier qu'un coupable. Le vrai coupable, on le connaît. Ce n'est pas Dreyfus. » Il parle haut. A l'autre extrémité, un vieux monsieur serré dans une vareuse militaire, au col montant, ruban rouge accroché à gauche sous le col, tourne vers eux un regard furieux. Il s'adresse à Mathilde qui lui fait face : « Il faudrait fusiller ces gens qui insultent l'Armée ! » Mathilde n'ose pas approuver, car l'un des voisins de sa fille tient sa canne horizontale comme un sabre: « Une armée qui ne respecte pas la Justice n'est pas une armée française. » La vareuse militaire se carre dans son coin. Les deux messieurs ont haussé les épaules et parlent d'autre chose. D'automobiles ! Suzanne entend: « traction à vapeur - moteur à explosion - moteur électrique - voiturette Renault... »

    Pendant ce temps, Suzanne s'est amusée d'un curieux incident. En sortant de Boulogne, entre les fortifications, une grande grille est ouverte.

    A la dernière. station hors Paris, un gros homme à képi et uniforme vert, est monté et passe dans la voiture, regardant surtout à terre et dans les filets supérieurs. II grimpe en soufflant à l'impériale. Le receveur qui ne l'a pas vu tire sur la clochette commandant au wattman de remettre la voiture en marche. Furieux le gros homme en uniforme redescend et saute sur le trottoir non sans avoir crié : « Espèce d'imbécile ! Savez pas qu'il faut attendre la visite de l'octroi ! »

    Un turgotin en 1899

    Robert, qui a quatorze ans, porte lorsqu'il sort, une vareuse à boutons blancs, une culotte, des chaussettes fixées par des élastiques, et sur sa tête une casquette à visière avec deux galons dorés. C'est qu'élève de l'école Turgot, il n'est plus un « bizuth » condamné à ne circuler que dans la cour d'honneur au milieu des cinq classes de première année. Maintenant, il entre par la porte donnant sur la vieille rue du Vertbois, là, le « surgé » (le surveillant général) se tient chaque matin rigide dans sa longue redingote; sa main gauche dont l'index pointe vers le ciel, serre contre sa poitrine de redoutables cahiers, tandis que sa main droite touche le bord de son chapeau haut de forme, lorsqu'il veut répondre au salut de chaque élève. Robert n'est jamais tranquille lorsqu'il passe le seuil. Son nom figure souvent sur les feuilles vertes des cahiers de correspondance... là où l'on inscrit des devoirs supplémentaires infligés aux élèves punis : dix, vingt, trente pages de géométrie à copier. Pas de colle, pas de retenue, c'est à la maison qu'il faut accomplir cette besogne écrasante. C'est une aggravation de la torture. Le jeudi, il faut abandonner les copains qui vous attendent, exécuter son pensum, sous l'œil ironique de la petite sœur. On a beau dire à la maman que c'est un devoir... comme les autres, on est contraint de lui montrer pour qu'elle le signe. Evidemment on lui présente la dernière page, sans donner d'explications. Mais elle peut, par méchante curiosité, revenir en arrière et lire le titre à l'encre rouge, précisant le forfait commis.

    Si elle est de mauvaise humeur, si elle s'est disputée avec papa, elle attend celui-ci et lui jette le cahier : « Tiens voilà ce que fait ton fils ! »

    Non seulement, à l'école Turgot, on ne « colle » pas les élèves, mais on les renvoie pour un jour, deux jours, trois jours. C'est la plus grande sanction avant la « mise à la porte ». Trois jours de renvoi, ce n'est pas trois jours de vacances, car il faut aligner trente pages par jour, soit quatre-vingt-dix pages en tout.

    Robert n'est pas encore descendu si bas. Mais il est bavard, fantaisiste et indocile. Et, il faut bien l'avouer, il n'est guère attiré par les études. Ce qui lui plaît, ce sont les courses dans Paris,c'est aussi le théâtre.

    En revenant du Croissant

    Robert, ce jeudi-là, a été retrouver son père à la petite boutique de la rue du Croissant où l'on reçoit les dépositaires du journal quotidien dont papa Bergheim est l'employé. Pour retourner chez eux, rue Oberkampf, il n'est pas question d'aller à pied. Le papa, déjà ventru à quarante ans, n'aime pas la marche. De la rue du Croissant sortent des camelots qui les bousculent et courent en criant les titres des journaux du soir et les manchettes sensationnelles.

    Ils remontent la rue Montmartre jusqu'aux Grands Boulevards où la chaussée est encombrée par des fiacres, des voitures de maîtres, des haquets chargés de fûts, parfois d'étranges petites machines montées sur quatre roues garnies de caoutchouc, qui avancent par saccades, avec un bruit d'éclatement à chaque tour, laissant derrière elles un sillage de fumée et une forte odeur de pétrole et de caoutchouc brûlé. Des vélocipèdes roulent entre les voitures et passent sous les naseaux des chevaux. Le père et le fils attendent l'omnibus Madeleine-Bastille. Ils ne sont pas seuls. En cette soirée d'octobre 1899, les gens qui sortent des bureaux, des messieurs portant chapeaux melons, pardessus légers, foulards et parapluies se disputent au carrefour les premières places à la station. Vainement, car plusieurs omnibus passent complets. L'un s'arrête enfin. Ses deux chevaux hennissent bruyamment, tandis que les taquine le fouet du cocher, qui les domine, presque debout sur son siège, et qui porte un chapeau de cuir tout rond, aux ailes relevées, orné d'un ruban d'argent.

    Enfin papa Bergheim et Robert ont pu grimper à l'impériale pour trois sous (15 centimes). Robert s'amuse toujours à regarder les boutiques, les magasins et les cafés dont les façades s'illuminent brusquement d'un seul coup par la miraculeuse intervention de l'électricité.

    Gênés par les encombrements, les travaux (car il a fallu défoncer la chaussée pour installer des câbles électriques, et on n'a pas encore repavé partout), les chevaux avancent au pas. Robert a tout son temps pour observer la haute maison rouge du journal Le Matin où par les soupiraux on entrevoit les machines à imprimer - et surtout les larges portes des théâtres où il voudrait bien entrer : le Gymnase, la Renaissance, la Porte-Saint-Martin, l'Ambigu, les Folies-Dramatiques. Mais avant la place de la République, de ce ciel lourd d'octobre, tombe une pluie serrée et drue. Papa grognant de colère ouvre son parapluie qui accroche celui du monsieur assis de l'autre côté, dos à dos. Avec cela souffle un vent qui rabat les gouttes contre les visages et secoue dangereusement les baleines des parapluies. Heureusement on n'est pas très loin de la destination : la station de la rue Oberkampf. Dans l'escalier de l'impériale, il faut fermer le parapluie et l'ouvrir à nouveau en descendant de la plate-forme. Le receveur tire sur une ficelle; le fouet claque et les chevaux repartent au trot : c'est que l'autre bout de la ficelle est noué sur la cuisse du cocher. Papa Bergheim retrousse ses bas de pantalon, remonte le col de son pardessus, pousse Robert qui en riant secoue sa casquette gonflée d'eau. Ils avancent tous deux aussi vite que possible, entre les ménagères qui sous leurs parapluies couvrent le trottoir très étroit et cherchent les vitrines appétissantes.

    Au coin de la rue Oberkampf et de l'avenue de la République, un parapluie accroche celui de Bergheim : « Beau temps pour se promener. Allons nous sécher à la Source. » C'est un café tout proche, avenue de la République. M. Bergheim se laisse facilement entraîner par cet ami occasionnel. Robert le connaît. Sous un crâne chauve, une longue barbe grisonnante tombant en deux flots séparés encadre un visage où, sous un binocle de myope se fixe un regard sévère. C'est un « répétiteur » de 4e année de Turgot, chargé de quelques cours de dessin géométrique et d'arithmétique. Sa réputation à l'école est telle que les élèves lui ont attribué le surnom de Bidel (célèbre dompteur de fauves). Papa le rencontre au café ou dans des réunions politiques. Robert n'aime guère s'asseoir en face de lui ; il n'est jamais tranquille lorsqu'il le voit parler à son père.

    Mais les deux hommes attablés dans ce café pour habitués paisibles ne pensent pas à l'école Turgot. Ils parlent d'affaires plus graves. Papa Bergheim se plaint de la circulation dans Paris où les piétons, de plus en plus menacés, risquent chaque jour leur vie en s'engageant sur la chaussée. Et aussi de ces omnibus lents, incommodes, facilement distancés par de simples promeneurs. Le professeur, pointant son index successivement sur la table, en l'air ou contre le gilet de M. Bergheim: « Une seule solution. Construire des voies aériennes surplombant les rues et les avenues.
    - C'est le contraire que l'on fait. On défonce le sol pour ce fameux train souterrain qui doit être inauguré avant l'exposition. »

    Le professeur dont les yeux s'élargissent et brillent, tire violemment sur les deux pans de sa barbe puis pose un doigt raidi, sur la table, devant papa Bergheim qui, un peu effrayé, recule sa chaise.

    « Monsieur Bergheim ! Ecoutez-moi bien. C'est un crime qui fera plus de victimes que la Saint-Barthélémy et le massacre des Communards en 1871. On a peur de Paris révolutionnaire. On veut tuer les ouvriers parisiens ou les faire fuir. Déjà dans les rues les plus commerçantes, les puits d'extraction que l'on a creusés ruinent tous les petits commerçants. Impossible d'atteindre leurs boutiques. Mais ce n'est pas le plus terrible. Le percement du souterrain va entraîner la chute des maisons à 50 m de son axe, à cause des tassements du sol.

    Les travaux du Métropolitain pourtant ont commencé depuis près d'un an et on ne signale pas d'accidents.

    Parce que les tassements ne sont pas immédiats. Mais il y a plus grave. Vous savez ce qu'il y a dans le sous-sol parisien ? Des montagnes d'immondices accumulées depuis des siècles. Tout cela va se trouver au contact de l'air qui deviendra bientôt irrespirable !. Et des épidémies mortelles éclateront dans tout Paris. »

    Les narines de M. Bergheim et celles de Robert se ferment machinalement.

    « Pourvu que l'on ne construise pas de ligne dans nos quartiers !... .

    La première : de la porte de Vincennes à la porte Maillot sera vite fermée. Si vous tenez à la santé de votre femme et de vos enfants, surtout, ne descendez pas avec eux dans cette cave. Un escalier glissant de 15 m de haut, entre des murs humides et sales, arrivera sur un trottoir mouillé entre un mur et des piliers recevant les suintements de la voûte. Vous ne pourrez pas vous asseoir sur des bancs trop humides. Et vous monterez dans des wagons ruisselants. S'il fait chaud à l'air libre, si vous suez, la différence de température vous tuera avant que vous ayez atteint votre station. »

    En remontant chez eux, papa et Robert sont impressionnés, mais pas tellement convaincus. Ils ont peine à croire qu'une telle entreprise ait été engagée sans que 1'on ait pensé aux dangers possibles : « Il faut voir, dit le père. Ces savants trouvent toujours de bonnes raisons pour condamner les progrès pratiques. Sais-tu que lorsqu'on a voulu utiliser les " chemins de fer ", de grands savants ont démontré que le cœur ne résisterait pas à la vitesse de 30 km à l'heure, et qu'en passant sous un tunnel, on esquinterait ses poumons... » Robert rit franchement.. Lui, qui n'apprend jamais ses leçons de sciences, pourra toujours justifier sa paresse par son bon sens... pratique.