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ROGER HAGNAUER

A propos des activités d'éveil

L'éveil et la pratique. Les centres d'intérêt

Tout ce que nous avons présenté jusqu'ici peut paraître confus. C'est parce que nous avons laissé émerger des souvenirs personnels, sans ordre théorique ou chronologique. C'est un… réveil, sans discipline. Et si nous n'avons pas dirigé cette « résurgence » spontanée, c'est qu'elle est commandée par la mesure de l'efficacité. Ce qui reste le plus vivant dans ma mémoire, c'est naturellement ce qui a enrichi mon propre effort pédagogique.

Tout ce que j'ai dit, je l'ai vécu, entrepris, recueilli, rassemblé… Et si je m'arrête, c'est simplement pour ne pas alourdir mon exposé.

J'ai pratiqué exactement ce que je conseillais à mes élèves, lors de la préparation d'une composition française ou d'une dissertation - et que j'intitulais. la recherche préalable. Avant d'exprimer nos idées par des mots sélectionnés, des phrases construites, des paragraphes équilibrés se succédant selon une progression rigoureuse, il faut aligner, comme ils viennent : les idées, les images, les souvenirs, appelés ou suggérés par les mots du texte.

Ici, cette recherche préalable collective peut s'étendre sur plusieurs semaines, sans s'inquiéter de la perte de temps, car elle est foncièrement éducative et respecte l'individualisation de la classe, non seulement par la multiplicité des sources d'intérêt découvertes, mais aussi par l'acceptation des discordances dans les rythmes d'éveiL C'est aussi la période de choix et d'apprentissage des techniques d'activités dirigées.

Cependant, si l'on veut conclure cette « mise en train » par

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une orientation générale de toutes les équipes. Il n'est pas inutile de se poser deux questions qui éclairent la pratique des disciplines d'éveil.

Que veut-on « éveiller» exactement ?

Est-ce l'éveil qui provoquera la pratique des disciplines, ou bien cette pratique éveillera-t-elle ce que l'on veut éveiller ?

La réponse à la première question impliquera peut-être la réponse à la seconde. Ce que l'on veut éveiller, c'est l'intérêt des élèves.

Faut-il donc s'en tenir à la méthode des « centres d'intérêts » aujourd'hui généralisée ?

Je voudrais m'abstenir de toute critique d'une méthode appliquée par de nombreux collèges. Je préciserai simplement que le centre d'intérêt auquel nous pensons n'a que le titre de commun avec celui qui a permis aux auteurs de manuels une répartition régulière d'exercices autour de thèmes invariables. D'abord parce que nous ne pouvons nous soumettre à la règle ordinaire du centre d'intérêt hebdomadaire, absolument contraire à l'esprit même des disciplines d'éveil. Si l'intérêt s'est éveillé en fin de semaine, il est illogique de passer à un autre thème la semaine suivante. Et s'il ne s'éveille pas, il faut changer le thème.

Ensuite, ce programme invariable, fixé une fois pour toutes, ruine tout ce que l'on peut attendre d'un choix spontané ou délibéré.

On néglige même l'influence des facteurs locaux. On impose aux jeunes Parisiens de s'intéresser à la chasse en septembre, aux enfants du Nord de s'intéresser aux vendanges; aux gars d'Auvergne à la pêche maritime; de tous ces préadolescents qui ont suivi avec passion à la télévision le match de football Marseille-Bordeaux, on exige que pendant une semaine ils s'occupent de pelote basque, parce qu'on a voulu placer le texte de Pierre Loti, tiré de Ramuntcho…

Sans doute est-il bon qu'ils s'évadent parfois de leur milieu. Mais il faut qu'ils découvrent eux-mêmes de nouveaux horizons. Ayant décidé avec eux que nous allions consacrer nos études à notre alimentation, nous pouvons, en partant d'une vulgaire boîte de conserves achetée chez l'épicier, découvrir l'industrie de la conserverie à Douarnenez ou à Bénodet, et suivre en régressant la « matière première » jusqu'aux filets des pêcheurs de sardines et de thons. En passant nous retrouverons peut-être le chemin de « la marée »

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par notre faubourg Poissonnière d'aujourd'hui, dont le retard à la table royale de Chantilly causa la mort de Vatel. D'une boîte de sardines ou de thon, à la marquise de Sévigné, n'est-ce pas une pittoresque évasion dans le temps ?

Partirons-nous du jeu de paume d'autrefois, ou du « ballon rond » d'aujourd'hui pour aboutir à la pelote basque et au base-ball américain ? Rien n'est impossible en ce domaine.

Notre ambition n'est limitée ni dans le temps, ni dans l'espace. A la condition qu'elle soit motivée au départ par ce que nous avons éprouvé, et non par un thème imposé artificiellement.

Au reste, le centre d'intérêt classique ne s'applique ordinairement qu'à l'enseignement du français, ce qui est évidemment incompatible avec notre définition des disciplines d'éveil.

Nous voulons d'ailleurs non motiver de' simples exercices scolaires, mais provoquer l'activité de nos élèves. Rien de foncièrement nouveau en cette exigence. Pour justifier l'introduction des « activités dirigées» dans les classes, le ministre de 1938 disait excellemment :

Promenade orientée vers l'observation géographique, visite d'un monument historique, d'un chantier, d'une usine, jardinage, séance de projections, toutes ces activités étaient loin de constituer des nouveautés - ce qui était nouveau, c'était l'espritn ! Favoriser dans une atmosphère de liberté réglée l'éclosion et le développement des initiatives de l'élève isolé ou du groupe d'élèves.

L'expression centre d'intérêt est-elle discréditée, par sa vulgarisation même ? Il nous suffit de rappeler ici les définitions de l'intérêt formulées par deux grands pédagogues : le docteur belge Decroly et le philosophe américain John Dewey qui, l'un et l'autre, ont expérimenté pratiquement leurs théories, le premier à Uccle, près de Bruxelles, le second dans l'école élémentaire expérimentale annexée à l'Université de Chicago où il occupait la chaire de philosophie~

Celui-ci, à la fin du siècle dernier (cf. Les Ecoles de demain, traduit par R Duthil), affirmait déjà que

l'éducation consiste non à inculquer du dehors les connaissances de l'adulte, mais à satisfaire aux besoins actuels de l'enfant, c'est-à-dire qu'elle est un processus naturel de développement - qu'elle est non réception, mais action, qu'elle se base sur la liberté créatrice de

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l'enfant en s'attachant à des problèmes réels empruntés à la vie et dont la résolution exige la coopératlon des élèves.

Decroly (cf. Vers l'école rénovée, paru en 1921) critique les programmes actuels :

décousus, n'offrant que des branches multiples et disparates. Ces matières sont utiles sans doute, mais il faut créer un lien commun entre elles, les faire converger vers un même centre ou les en faire diverger. Ce centre, c'est l'enfant avec ses aspirations et les problèmes que lui pose la découverte progressive de lui-même et du milieu dans lequel il vit, dont il dépend et sur lequel il doit agir. Ces problèmes, qui se posent d'ailleurs également à l'humanité, sont au nombre de quatre : besoin de se nourrir, besoin de lutter contre les intempéries, besoin de se défendre contre les ennemis et les dangers, besoin, d'agir solidairement pour travailler, pour se recréer, pour s' associer.

Ces problèmes suffisent à constituer un programme d'idées associées. La méthode des centres d'intérêt, conçue pour l'appliquer, consiste à suivre dans l'étude de chaque question l'ordre des trois grandes fonctions psychologiques: observation, association, expression.

L'intérêt, tel que John Dewey le définit, ne peut être confondu avec un sentiment inerte et statique à l'égard d'un objet. Il est à la fois objectif, car il s'attache à un objet, mais en même temps subjectif, parce que notre personnalité attribue une certaine valeur à tel objet. Il implique donc un contenu intellectuel et une activité propre. Il est dynamique.

Il doit provoquer l'émotion et en même temps fixer un idéal, un but à atteindre. L'idéal ne se formant pas dans le vide, consiste ici en la projection de nos moyens d'action sur l'objet pour atteindre un but. L'enfant, qui regarde un match de football peut éprouver un grand plaisir, une vive émotion se traduisant par des gesticulations et des cris. Qu'en restera-t-il après le spectacle ? L'adolescent qui participe à une équipe de football est tout à la fois soulevé par l'émotion et tendu vers un idéal, vers un but (c'est bien le cas de le dire). La partie terminée, la victoire ou la défaite de l'équipe n'est qu'une suspension d'activité : les vaincus veulent leur revanche, les vainqueurs veulent de nouvelles victoires sur des équipes de plus en plus redoutables. C'est ainsi qu'il faut concevoir l'intérêt.

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Ce qu'il faut éveiller, c'est l'intérêt dans le sens que lui ont donné Decroly et Dewey.

Ce n'est là qu'une idée générale que nous éclairerons aussi par des expériences vécues. N'oublions pas la seconde question : est-ce l'éveil qui déterminera la pratique des disciplines, ou est-ce cette pratique qui provoquera l'éveil de l'intérêt ?

Nous y avons répondu par notre définition de l'intérêt. Reprenons notre image précédente. L'enfant qui a assisté à un match de football éprouve le désir de jouer, puis intégré dans l'équipe la volonté de vaincre. Le plaisir passif a fait naître une impulsion. Si on la satisfait, l'intérêt se développe, se prolonge par la pratique. Le plaisir d'agir succède au plaisir passif.

Ce sont là des observations familières à tous les éducateurs. Il y a loin sans doute de cet engagement sportif à la satisfaction des grands besoins humains.

Mais la formation de la « bande », le développement de l'esprit d'équipe ne sont pas les seuls caractères spécifiques de la préadolescence, le temps du début de l'orientation ou de la transition. C'est aussi l'âge où l'on commence à se croire une grande personne, à vouloir être jugé comme une grande personne. C'est l'âge où l'on veut partager la responsabilité des adultes qui luttent pour satisfaire les besoins de tous. C'est l'âge où, si l'on monte sur un bateau de pêche, ce n'est pas seulement pour le plaisir d'une promenade en mer ou sur un lac, c'est pour gagner son plaisir en aidant le pêcheur dans ses manœuvres et opérations. C'est l'âge où l'on préfère à la chambre soigneusement aménagée par la maman, la cabane que l'on a construite avec ses copains.

On voit qu'il n'est guère facile de préciser la succession des opérations. Dès que l'on a décelé des sources d'intérêt, il importe d'entreprendre les démarches, d'engager les activités par lesquelles l'inté-rêt se manifestera.

Les thèses decrolyennes déterminent sans doute une orientation générale. Les expériences accomplies à la Maison d'enfants de Sèvres nous offrent l'illustration vivante de cette idée générale. Mais ce qu'elles nous découvrent : c'est le domaine du possible, non le parc royal des perfections, à copier et à imiter.

L'esprit « decrolyen » serait trahi par un système decrolyen rigoureux et invariable.

Le monde dans lequel grandit l'enfance d'aujourd'hui a quelque peu évolué depuis que le docteur belge réalisait ses premières entreprises. D'autre part, le processus decrolyen appliqué dans la Maison

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d'enfants suppose un centre d'intérêt annuel unique pour toutes les classes, depuis le jardin d'enfants jusqu'à la 3e moderne et la 3e industrielle. L'internat favorise les opérations. Au cours de sa scolarité, dans les classes, pendant ses loisirs, aux stades successifs de la croissance, l'enfant prend contact avec tous les aspects des efforts humains tendant à la satisfaction de tous les besoins vitaux.

Une telle amplitude ne peut être atteinte - et c'est dommage - dans des classes de transition, aménagées dans les établissements ordinaires. Ou alors, il faudrait bouleverser tout le système scolaire actuel. On peut l'espérer ou le craindre. On ne peut le supposer accompli aujourd'hui.

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Caravelle (lino)